Souriant, le photographe Abdul Saboor s’installe à la grande table du salon de l’association Ateliers des artistes en exil, au cœur de Paris. Il nous parle de son parcours tandis que ses mains feuillettent un prospectus coloré. Nous sommes le 31 août, les dernières forces armées américaines chargées de sécuriser l’aéroport de Kaboul ont quitté l’Afghanistan la veille. Celles et ceux qui l’ont pu sont partis, souvent dans la précipitation. Abdul Saboor, lui, avait déjà fui son pays il y a quatre ans : « J’étais recherché en Afghanistan, raconte le photographe de 29 ans. On m’a tiré dessus à l’époque où je travaillais pour l’OTAN. » Désormais réfugié politique, le jeune homme s’est enfui par la route des Balkans, seul. Il a documenté tout son trajet, son passage en prison, et travaille aujourd’hui comme photographe freelance. Bénévole dans une association qui vient en aide aux personnes exilées, il a également travaillé chez les Cuistots Migrateurs et réalisé beaucoup de photographies à Calais et Grande-Synthe. Lorsqu’on lui parle des événements qui ont cours dans son pays natal, son regard se voile. « Personne n’est en sécurité en Afghanistan, confie-t-il. Nous ne savons pas vraiment ce qui est permis ou non avec les talibans au pouvoir, c’est encore trop récent. Mais on ne peut pas croire ce qu’ils affirment car on connaît leurs actions d’il y a 20 ans. Il y a 20 ans, les talibans nous tuaient. » La plasticienne et performeuse féministe Kubra Khademi a quant à elle quitté Kaboul en 2015, exfiltrée après avoir réalisé la performance Amor. Dans Libération elle expliquait avoir constitué une liste d'artistes à « évacuer d'urgence » dès la fin du mois de juillet. D'autres personnalités du secteur culturel ont proposé des listes de personnes à faire venir en France : en plus de Kubra Khademi, le romancier Atiq Rahimi et la commissaire d'exposition Guilda Chahverdi ont recensé 160 personnes à exfiltrer d'Afghanistan. Aujourd'hui, 100 seraient à l'abri.
En France, le milieu de l'art tente d'aider
Pour le photographe Morteza Herati et sa famille, le déchirement est immense. « Nous sommes dans une situation terrible, souffle-t-il, la voix enrouée. Je ne suis plus moi-même et comme tous les Afghans qui ont quitté leur pays, nous sommes brisés. » Arrivé le 14 août à Marseille avec sa femme et ses enfants, Morteza Herati est abattu : « C’est difficile d’avoir à tout recommencer et il va nous falloir du temps pour construire une nouvelle vie. Je suis venu ici pour mes enfants, pour qu’ils vivent en paix et en sécurité. » Exposé au Mucem en 2019, dans le cadre de « Kharmohra, l’Afghanistan au risque de l’art », le photographe autodidacte a bénéficié de l'action engagée par la commissaire Guilda Chahverdi pour faire venir les artistes afghans de l'exposition. Lui et sa famille ont pu loger quelque temps au centre d'art CIRVA, dont le directeur Stanislas Colodiet raconte : « Guilda Chahverdi nous a contactés en juillet dernier pour nous informer de la situation en Afghanistan. Notre priorité a été d’obtenir des visas et nous avons écrit une lettre d’invitation à Morteza Herati pour faciliter son départ. »
Désormais hébergé chez un particulier, le photographe devrait commencer un travail documentaire au CIRVA d’ici quelque temps. « Nous avons dégagé un petit budget pour pouvoir rémunérer Morteza Herati pour son travail, explique Stanislas Colodiet. Les artistes récemment arrivés en France sont des professionnels dont nous connaissons le talent et les compétences. À Marseille, de nombreux acteurs du secteur culturel ont envie de travailler avec eux. » En plus de l’action menée par Guida Chahverdi (la cagnotte lancée par le milieu artistique marseillais, toujours ouverte, a recueilli plus de 100 000 euros), d’autres initiatives pour venir en aide aux artistes exilés ont récemment vu le jour : la Cité Internationale des Arts vient d’annoncer que dès septembre, elle accueillera des artistes afghans, tandis que l’Atelier des artistes en exil et Artagon mettent également en place un dispositif d’aide.
Continuer d’évacuer
Pour celles et ceux restés sur place, comment cela va-t-il se passer ? Dans une tribune publiée dans Le Monde le 1er septembre, un collectif de soutien à l’évacuation des Afghans assure qu’en plus d’être révélatrice d’inégalités au sein de la société afghane, « l’évacuation que les nations occidentales ont mise en place ne peut être considérée comme terminée ». Et un peu plus loin : « La France laisse derrière elle beaucoup de familles à qui elle doit protection et soutien. Journalistes, activistes, artistes ou chauffeurs sont encore aujourd’hui la cible de recherches actives de la part des talibans. Cette dissonance entre discours politique et réalité opérationnelle doit être réparée. Il est encore temps. »
Signataire de la tribune, l’archéologue et expert du patrimoine culturel immatériel Bastien Varoutsikos est « en contact permanent avec des gens sur place, tout en restant prudent et discret ». Parmi ces personnes se trouvent aussi des travailleurs et travailleuses du secteur culturel, « qui, au péril de leurs vies, protègent le riche patrimoine culturel d’Afghanistan », écrit-il dans une autre tribune publiée par Le Monde le 24 août. L’archéologue regrette que « cette catégorie de profession soit largement oubliée par les différents programmes d’attribution de visas proposés par la France, les États-Unis, le Canada et d’autres ».
Protéger le patrimoine afghan
Concernant le patrimoine matériel en Afghanistan, difficile de savoir ce que les talibans vont faire. « On s’intéresse tout d’un coup à ce qu’il se passe en Afghanistan mais les talibans y sont présents depuis longtemps et ces derniers mois, il n’y a pas eu de traces de destructions matérielles, observe Bastien Varoutsikos. Depuis 2001 et l’anéantissement des bouddhas de Bâmiyân, les destructions de biens patrimoniaux sont surtout liées à un mauvais entretien des sites. Il y a eu par exemple des inondations et certains lieux sont complètement laissés à l’abandon. » L’archéologue dit attendre de voir quelles seront les positions des talibans vis-à-vis du patrimoine : « C’est un travail énorme que de veiller sur les nombreux sites patrimoniaux alors même que des archéologues, chercheurs ou conservateurs de musées sont partis. Il va manquer de personnes compétentes pour s’occuper du patrimoine à cause de cette fuite de cerveaux. »
Depuis plusieurs semaines, les employés de musées se sont organisés pour cacher et placer les artefacts dans des lieux sûrs afin de les préserver de destructions ou de pillages. Le 15 août, le Musée national d’Afghanistan affirmait dans un communiqué sur Facebook que « le personnel du musée, les œuvres d’art et les biens sont en lieu sûr, mais cette situation chaotique suscite une grande inquiétude pour la sécurité des employés et des objets du musée ». Le musée a donc demandé aux talibans d’assurer la sécurité du lieu afin d’éviter pillages et possible contrebande. Autre important sujet d’inquiétude pour l’archéologue : la préservation du patrimoine culturel immatériel, « un patrimoine fugace et compliqué, sensible aux changements sociaux et économiques... »