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Comment les musées lient art et écologie

Comment les musées lient art et écologie
Vue de l'exposition « Comme un parfum d'aventure » au MAC Lyon, depuis le 7 octobre 2020. Installation de Jakob Kudsk Steensen.
Photo Blaise Adilon/Courtesy macLYON.

La partition était jusque-là binaire. D'un côté, les musées de sciences avaient pour vocation de parler de biodiversité. De l’autre, les musées d’art parlaient créations de l’esprit. Venue des États-Unis, une vague curatoriale remet en question cette frontière étanche. Allier art et écologie dans nos musées est lourd d’enjeux.

S’ils furent longs à se sentir concernés, les musées ont désormais intégré l’écologie dans leur logistique. Le Louvre ou le Palais de Tokyo ont leur référent environnement, quand le musée des beaux-arts de Montréal a mis sur pied un comité vert transversal. « Cela fait plusieurs années que nous sommes sensibilisés sur notre manière d’être plus écologiques. Mais une autre évolution globale s’opère, observe Isabelle Bertolotti, directrice du MAC Lyon. Nous montrons de plus en plus de projets d’artistes, souvent plus en avance que nous sur ces sujets sociétaux qui jusque là n’étaient pas toujours audibles. » Des musées à vocation scientifique consacrés au climat font florès depuis quelques années : le Jockey Club Museum of Climate Change à Hong Kong a ouvert en 2013, le Climate Museum à New York en 2014, ou le Museu do Amanhã (musée de Demain) à Rio l’année suivante. Par ailleurs, la préoccupation environnementale quitte les seules coulisses logistiques des musées d’art pour imprégner leur ligne éditoriale. Ainsi, le MAC Lyon a bouleversé sa programmation face au Covid-19 et propose jusqu’à juillet « Comme un parfum d’aventure », une exposition sur la migration et ses échos économiques, politiques, religieux, anthropologiques, culturels et environnementaux.

Ce cas est loin d’être isolé. Le Brooklyn Museum propose jusqu’au 20 juin une exposition sur le changement climatique à travers l’art des Premières Nations. La Woodstock Art Gallery, en Ontario, a noué un partenariat avec son fournisseur d’électricité pour sensibiliser via des programmes scolaires sur les problèmes environnementaux, grâce à leur expertise respective. Le Strawbery Banke Museum de Portsmouth, au New Hampshire, étudie depuis dix ans avec la Ville et l’Université du New Hampshire l’impact de l’élévation du niveau de la mer sur les maisons patrimoniales du secteur. Ce bouleversement du contenu trouve son acmé dans la nomination le 18 décembre d’un « curateur du changement climatique » au Royal Ontario Museum, destiné à embrasser cette cause pour le développement et la programmation du musée.

Lecture polysémique

Si le mouvement est né outre-Atlantique, il se répand comme une traînée de poudre, grâce, entre autres, à l’initiative de l’ICOM. À la suite des Accords de Paris, le Conseil international des musées s’est saisi du sujet en installant en 2019 un groupe de travail sur la manière dont les musées sont capables d’impliquer les publics pour façonner et créer un avenir durable. « Les musées d’art ont cela de fantastique qu’ils sont des lieux de lecture polysémique des œuvres. Leur signification n’est pas fixe dans le temps. Les musées d’art peuvent explorer et aider les publics à sensibiliser et comprendre la crise climatique d’un point de vue sociétal, économique et géopolitique, première étape de l’action », nous explique Frances Morris, membre du groupe de travail.

Par ricochet, la vague est arrivée en France par le biais des musées de société, naturellement fondés sur la transversalité. Dès 1992, des muséologues français et québécois dressaient, dans l’ouvrage L’environnement entre au musée, un bilan de la prise en compte des thématiques environnementales dans les musées d’histoire naturelle et de société. « Le musée des Confluences pose naturellement ces questions. Nous nous intéressons à la manière de délaisser l’approche formelle stylistique, artistique et historique pour la dimension d’invisibilité de l’objet, ce qu’il nous dit de son environnement de création. Nous cherchons une approche volontairement complexe pour appréhender l’œuvre sous toutes ses facettes, dans un traitement intellectuel mais aussi sensible, par la réinvention de la scénographie, la médiation, l’éclairage… », explique Cédric Lesec, directeur des relations extérieures du musée lyonnais qui prépare pour avril « La Terre en héritage ». Y sera décortiqué le poids de l’humain sur son environnement à partir des traces archéologiques.

Rendre le public actif

Comme en écho, Emma Lavigne projette l’an prochain au Palais de Tokyo « Réclamer la Terre ». Après avoir montré sa sensibilité au sujet à la tête du Centre Pompidou-Metz avec par exemple l’exposition « Jardins Infinis » en 2017, la présidente concocte une exposition sur l’approche des matières naturelles par les artistes d’un point de vue esthétique, social, écologique mais aussi spirituel. « Face à ce désastre, on est tous acteurs. Cette organicité entre la programmation des expositions, des modes de solidarité et des modes d’action m'intéresse. Nous projetons un centre d’éducation et d’inclusion au sein du Palais pour 2022, dans une architecture écologique. Le musée ne doit pas être passif, mais rendre son public actif sur ces questions », plaide Emma Lavigne.

Toujours dans l’action, les trois Frac du Grand-Est ont monté un vaste programme éducatif avec 12 lycées agricoles, intitulé « Ecotopia ». Le projet présente aux élèves des œuvres en résonance avec le thème du climat, comme la vidéo d’Ursula Wiedmann sur la manière dont les flux de ressources circulent, et se traduira par une série d’évènements (expositions, conférences, projections, concerts…) dans les lycées jusqu’au 28 juin. Toujours dans l’univers de l’art contemporain, plus enclin à passer le cap de la transdisciplinarité du fait de l’activisme de nombreux artistes depuis les années 1960, le Frac PACA à Marseille maintient jusqu’en mai une exposition symptomatique de cette hybridation nouvelle entre art et science. Conçu en partenariat avec le CNRS et l’Observatoire des sciences de l’univers, le travail photographique de Nicolas Floc'h sur les paysages sous-marins répond à un protocole scientifique précis. Pourtant, celui-ci est catégorique : « Je suis artiste, pas scientifique. La forme documentaire est un choix pour questionner le processus même de l’œuvre. L’art, cette exploration du monde, et la science, cette connaissance fine d’une chose, sont des disciplines très étiquetées qui ne s’opposent pas mais permettent de parler différemment d’un même terrain de recherche. Pourquoi se limiter à une lecture scientifique des fonds marins ? Les artistes sont des composants du monde et de ses enjeux actuels que nous ne pouvons contourner. »

Sensibilités de notre présent, les artistes sont les premiers à pousser les musées dans leurs retranchements. Olafur Eliasson n’a-t-il pas été nommé en septembre 2019 ambassadeur de bonne volonté pour l'action climat par les Nations Unies ? Dans ce sillage, les plus grandes institutions prennent acte. Le Centre Pompidou, dont les travaux de 2023 à 2026 prévoient une vaste actualisation de son impact énergétique, a pour cette année mis en place un plan d’action pour le développement durable à quoi répond une programmation dont le fil rouge environnemental est affiché. De la littérature avec le festival Extra !, au théâtre avec Philippe Quesne, de la philosophie du vivant avec Vinciane Despret à l’art avec Tomás Saraceno, le musée embrasse la thématique largement. « Notre ambition est de donner une ligne d’éclairage et non de réduire le propos artistique à l’enjeu climatique, défend Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département culture et création. L’art porte la capacité à reformuler une question. Depuis les écrits de Philippe Descola, on réfute cette partition artificielle entre nature et culture. »

Aubaine médiatique ?

La question du placage d’un discours aujourd’hui médiatiquement porteur sur une œuvre conçue en dehors de toute problématique écologique explique la forte réticence des musées d'art à entrer dans la danse. Pourtant, Mathieu Potte-Bonneville en est convaincu, « une histoire environnementale de la peinture y compris ancienne est possible en rappelant que l’œuvre s’inscrit dans un contexte particulier, et se rapporte à son environnement ». C’est dans cette même dynamique que Nathalie Bondil, à la tête du musée des beaux-arts de Montréal jusqu’à l’été dernier, a été pionnière en matière d’écologie au musée. Outre une programmation active en la matière, dont l’exposition « Grandeur nature » en 2009 dans laquelle de grandioses paysages américains des XIXe et XXe siècles étaient présentés sous l’angle de leur vulnérabilité un siècle plus tard, elle a fait passer les collections permanentes par le prisme environnemental. L’ouverture en 2019 de l’aile du Tout-Monde éclairait chaque aire géographique et thématique par une réflexion au niveau macro sur des enjeux environnementaux. Les ivoires africains se comprennent autrement face à un film sur le braconnage, et l’art océanien est confronté au continent d’amas de plastique qui navigue dans le Pacifique à travers la présentation de la chaise en plastique recyclé de Bär + Knell. « Ce projet devait parler de la diversité des cultures en même temps que leur union dans cette même destinée sur la planète, explique celle qui pilota le projet. C'était très nouveau de montrer ces objets amassés dans le délire exotique, comme partie prenante d’une planète globale. Il ne s’agit pas de faire dire à un diptyque en ivoire qu’il est lié au braconnage, mais qu’il provient de l’importation d’un matériau très prisé. Il n’y a pas de perversion de l’œuvre à partir du moment où on met les discours en dialogue. Cette approche dérange en interne, mais ne voir les œuvres que par leur prisme historique serait refuser sa pleine mesure à la force de l’art. » « Il faut faire attention à la réinterprétation et au discours partisan », prévient également Christine Germain-Donnat, directrice du musée de la Chasse et de la Nature. Celui-ci inaugurera au printemps un étage plus en prise avec les questions actuelles philosophiques, dont l’environnement, autour des gravures de Brandon Ballangée ou des céramiques Johan Creten. Elle poursuit : « L’art ne sert pas à démontrer mais à toucher, à créer un climat favorable loin des discours moralisateurs et en faveur d’une vision nuancée et sensible grâce à l’émerveillement. »

Si l’art est un lieu de débat naturel, est-ce la vocation d’un musée d’art de parler écologie ? « L’œuvre d’art fait réfléchir au monde dans lequel on vit. Il est temps que les musées s’emparent de cette dimension-là », plaide Fanny Gonella, directrice du Frac Lorraine. C’est même une question de survie, selon Nathalie Bondil, pour qui « un musée d’art qui ne dialogue pas avec son temps se fossilise et perd pied car il n’existe pas hors-sol ». La coloration de la programmation artistique par l’écologie n’est pas sans rapport avec les débats actuels sur la définition et la mission du musée, ainsi que sur la place prépondérante que prend le patrimoine immatériel sur le matériel. En liant art et science, logistique et contenu culturel, transmission et action, les problématiques environnementales participent de cette lame de fond qui traverse les musées : la valorisation progressive d’une approche intersectorielle, et d’un rapport à la connaissance moins hiérarchique. Mieux, cette transdisciplinarité invite à croiser les enjeux sociétaux comme l’éco-féminisme et appelle les musées à travailler de manière plus collaborative. L’interpellation sociale du musée n’en est qu’à ses débuts.

Climate Signals, installation de panneaux lumineux dans toute la ville de New York par le Climate Museum.
Climate Signals, installation de panneaux lumineux dans toute la ville de New York par le Climate Museum.
Photo Lisa Goulet/Courtesy Climate Museum, New York.
Hartmut Schwarzbach, Une fillette ramasse les déchets plastiques dans les eaux marines de Manille au Philippines, 2019. Exposition « La Terre en héritage, du Néolithique à nous » au musée des Confluences, Lyon, prévue du 2 avril 2021 au 13 février 2022.
Hartmut Schwarzbach, Une fillette ramasse les déchets plastiques dans les eaux marines de Manille au Philippines, 2019. Exposition « La Terre en héritage, du Néolithique à nous » au musée des Confluences, Lyon, prévue du 2 avril 2021 au 13 février 2022.


© Hartmut Schwarzbach/argus.

Emma Lavigne.
Emma Lavigne.
© Manuel Braun.
Vue du projet « Ecotopia », avec François Martig et des lycéens de l'EPLEFPA des Vosges.
Vue du projet « Ecotopia », avec François Martig et des lycéens de l'EPLEFPA des Vosges.
© EPLEFPA des Vosges.
Cédric Lesec.
Cédric Lesec.
Photo Olivier Garcin/© Musée des Confluences
Nicolas Floc’h, Initium Maris, vue de l’exposition « Nicolas Floc’h. Paysages productifs » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marseille, 2020.
Nicolas Floc’h, Initium Maris, vue de l’exposition « Nicolas Floc’h. Paysages productifs » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marseille, 2020.
Photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur/Laurent Lecat/© Nicolas Floc’h/ADAGP, Paris, 2021.
Nicolas Floc'h.
Nicolas Floc'h.
© Élodie Bernollin.
Fouille archéologique du Déjeuner sous l'herbe de Daniel Spoerri. 16ème édition du festival « Hors Pistes », du 1er au 14 février 2021 sur le site du Centre Georges Pompidou.
Fouille archéologique du Déjeuner sous l'herbe de Daniel Spoerri. 16ème édition du festival « Hors Pistes », du 1er au 14 février 2021 sur le site du Centre Georges Pompidou.
Photo Denis Gliksman/Inrap/© Daniel Spoerri/ADAGP Paris 2021.
Mathieu Potte-Bonneville.
Mathieu Potte-Bonneville.
© Thibaut Chapotot.
Vue de l'aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery pour les arts du Tout-Monde au musée des Beaux-Arts de Montréal.
Vue de l'aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery pour les arts du Tout-Monde au musée des Beaux-Arts de Montréal.
Photo Marc Cramer/MBAM.
Christine Germain-Donnat.
Christine Germain-Donnat.
© Musée de la Chasse et de la Nature.
Vue des travaux pour le nouvel étage du musée de la Chasse et de la Nature.
Vue des travaux pour le nouvel étage du musée de la Chasse et de la Nature.
© Musée de la Chasse et de la Nature/Visuel Béatrice Hatala.
Sabrina Ratté, Floralia, 2021 (en cours). 16ème édition du festival « Hors Pistes », du 1er au 14 février 2021 sur le site du Centre Pompidou.
Sabrina Ratté, Floralia, 2021 (en cours). 16ème édition du festival « Hors Pistes », du 1er au 14 février 2021 sur le site du Centre Pompidou.
© Sabrina Ratté.
Vue de l'exposition « Comme un parfum d'aventure » au MAC Lyon, depuis le 7 octobre 2020. Œuvre de Jean Jullien.
Vue de l'exposition « Comme un parfum d'aventure » au MAC Lyon, depuis le 7 octobre 2020. Œuvre de Jean Jullien.
Photo Blaise Adilon/Courtesy macLYON.
Vue du Jockey Club Museum of Climate Change à Hong Kong.
Vue du Jockey Club Museum of Climate Change à Hong Kong.
Courtesy Jockey Club Museum of Climate Change/Chinese University of Hong Kong.

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