La transformation des boutiques de musées était déjà bien entamée (lire le Quotidien de l’art du 22 janvier 2019). La voici accentuée dans l’urgence de la crise du Covid-19. Privés de leur public, les musées ont vu l’essor des ventes stoppé net. Au Centre Pompidou, c’était un demi-million de produits dérivés vendus par an. La Réunion des Musées Nationaux (RMN) enregistrait des recettes tout sauf anecdotiques : plus de 55 millions d’euros pour les 34 boutiques en gestion. Attendues chaque année, les fêtes et ses perspectives commerciales étaient en 2020 d’autant plus vitales. Pour conjurer le sort, certains ont mis en place un click and collect (« clique et collecte ») improvisé sur base de rendez-vous individuels au musée : les 12 musées de Mulhouse, le musée Christian Dior de Granville, le musée basque de Bayonne ou encore le musée de la Chartreuse à Douai. Le musée des beaux-arts d’Orléans est le seul à avoir lancé en un temps record un site d'e-commerce à proprement parler, avec livraison. Il n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Alors que le musée des beaux-arts de Montréal lançait le sien le 3 décembre, le musée du Louvre, que l'on retrouvait jusque-là sur le site de la RMN, s’apprête à faire cavalier seul et à inaugurer son e-shop au printemps. Le château de Chambord, qui avait ce projet en germe avant la crise, le redessine. « Nous rédigions en mars le marché public pour un site ambitieux. Le confinement a vu bondir le trafic de notre site de 90 %. Nous optons donc pour une solution d'e-shop plus simple, classique et efficace », explique Cécilie de Saint-Venant, directrice de la marque et des boutiques du monument. De son côté, le musée de Sèvres-Cité de la Céramique a relancé en septembre son compte Artsy (lancé en 2017), premier tâtonnement dans l'e-commerce. Les projets de Romane Sarfati, sa présidente, ne s’arrêtent pas là : « Sèvres est un fer de lance de l’excellence à la française par le biais aussi de la vente d’objets d’art, rééditions ou œuvres d’art et design, confie-t-elle. La crise a accéléré notre besoin de réinvention pour ce qui est un enjeu à la fois culturel et commercial. En relançant notre compte Artsy ou en prévoyant une boutique en ligne haut de gamme consacrée aux bijoux pour fin 2021, le digital va nous permettre de démultiplier les réseaux de distribution et de positionnement produit. L’annulation des foires sur lesquelles nous sommes de plus en plus présents nous a poussés à consolider une équipe dédiée. »
Cet engouement ne doit pas cacher l’ancienneté du commerce digital des musées français. La RMN lançait dès 1999 son site en ligne, refondu en e-shop responsive en 2018. Résultat, 1,4 million d’euros généré en ligne en 2019. « Le premier confinement a été une révolution, constate Marianne Lesimple, directrice marketing et commerciale de la RMN. Sont venus sur notre site beaucoup de nouveaux clients qui n’étaient pas habitués au e-commerce, surtout grâce à l’écosystème des réseaux sociaux. Alors que les moulages et les éditions étaient privilégiés avant l’épidémie, la typologie d’achat a évolué vers les produits enfants, puis en deuxième période vers les produits liés à la décoration, les cadeaux. » « Il est encore plus évident que la croissance du e-commerce et le nombre d’acheteurs en ligne ne faiblira pas, bien au contraire », explique le Centre Pompidou, qui a fait le choix de lancer dès 2009 sa propre boutique en ligne alors que sa librairie sur place est gérée par la RMN. Pour l’heure, la RMN réalise 80 % de son chiffre d’affaires en France, tandis que 60 % des ventes de la boutique du Centre Pompidou sont des produits francophones. Mais là aussi, la crise devrait rebattre les cartes.
Ruée vers la Chine
Le véritable moteur de ce basculement digital reste l’appétit féroce de la classe moyenne chinoise. Selon le China Daily, le musée du Palais à Pékin a vendu en ligne en un an pour plus d’un milliard de yuans (130 millions d’euros) de souvenirs culturels. « Alors qu’en Occident la priorité était donnée à la stratégie de marque comme vecteur de notoriété indépendamment des débouchés commerciaux, la crise a montré que la désirabilité d’une marque va désormais de pair avec le développement d’un canal de vente, constate Laure de Carayon, fondatrice et présidente de China Connect, think thank européen sur le digital chinois. On voit de plus en plus d’institutions se positionner sur la découverte de destinations touristiques pour maintenir la relation en attendant que les gens reviennent. » Représentant respectivement 10 % et 13 % de leur visitorat, le public chinois est une cible identifiée depuis plusieurs années par le Louvre et le château de Versailles. Avec la pandémie, l’accélération se fait sentir. En mai, Versailles était le théâtre d’une visite virtuelle sur Fliggy, plateforme des services de voyages d’Alibaba, l’Amazon asiatique, et le Louvre a suivi en septembre avec 380 000 internautes. À la mi-octobre, ce dernier nouait un partenariat avec Alibaba pour y vendre des rouges à lèvres, fards à paupières et blush estampillés de la Victoire de Samothrace ou de la Vénus de Milo par Marie Dalgar, jeune marque de cosmétique chinoise.
Pionnier en la matière après avoir engrangé pas moins de 51 millions de dollars de ventes en ligne sur les canaux chinois en 2018, le British Museum de Londres allait plus loin en juin en proposant une vente live en streaming sur la plateforme Taobao. Les données des participants exploitées, y compris leurs habitudes de consommation sur le site, insistaient sur les produits recherchés. « Les Chinois vont nous bousculer, poursuit Laure de Carayon. Les institutions françaises sont lourdes à faire bouger et on ne peut en Chine attendre 18 mois pour lancer un produit. Pourtant, le Covid a encore accentué la forte demande pour les produits culturels, et les outils sont là. »
« Notre offre commerciale en ligne ne se construit qu’en rapport avec notre projet culturel, notre raison principale, prévient Catherine Pégard, présidente de Versailles. Nous réfléchissons comment accroître nos liens avec la Chine autour de l’exposition à la Cité interdite reportée au printemps 2021 et de l’itinérance de l’exposition virtuelle sur Versailles dans huit villes de Chine. Les propositions digitales et culturelles agissent comme un teasing sur le marché chinois avant que le tourisme ne revienne. » Cet équilibre entre présence physique et virtuelle se retrouve dans la stratégie de vente à distance du Centre Pompidou, qui suit son développement à l’international. « L'e-commerce, qui est un relai incontournable de toute activité en Chine, s’inscrit dans le prolongement du Centre Pompidou-West Bund à Shanghai, explique le musée parisien. Notre choix, qui a découlé de rencontres et de discussions avec des spécialistes chinois du e-commerce, est de travailler avec un partenaire local pour créer des gammes de produits dérivés adaptés pour le marché chinois et de les distribuer via les canaux de vente en ligne chinois mais également des boutiques culturelles ou des pop-up stores dans des lieux spécifiques, comme des malls de prestige. Les Chinois ne souhaitent plus acheter uniquement pour consommer mais aussi pour apprendre et se cultiver. »
Repli local
« Nous cherchons à avoir une visibilité en dehors de notre public captif, explique Marianne Lesimple à la RMN. Mais peut-être avons-nous trop pêché en nous concentrant exclusivement sur le tourisme… La crise a montré que les musées sont devenus des pourvoyeurs de cadeaux : les objets de décoration et activités ludiques pour les enfants ont pris beaucoup d’ampleur. » De plus, la question écologique traverse ces réflexions : à vouloir miser sur la qualité des produits, le musée peut-il continuer à délocaliser sa production en Chine ou en Inde à moindres frais ? Lors de la réfection de sa boutique en 2018, Versailles a misé sur les entreprises du patrimoine vivant (EPV) et les créations des PME françaises, permettant d’augmenter le panier moyen d’achat.
La réflexion est particulièrement aboutie au château de Chambord, qui accélère sa quête du public local et français depuis l‘épidémie. « Nous n’avions pas le budget pour investir l’étranger comme nous le souhaitions, reconnaît Cécilie de Saint-Venant. Aujourd’hui on s’en félicite car nous devons coller aux visiteurs des prochaines années, en particulier les familles françaises. » Conséquence, le château compte sur les produits locaux (potager, vignoble, ruche…), dont la distribution a été étendue aux supermarchés locaux. « Le confinement a tout accéléré : on avait prévu le passage au bio et les épiceries fines, pas la grande distribution ! », explique la responsable. « Beaucoup de musées ont développé des solutions pour aller à la rencontre des populations locales, redevenues une priorité avec le Covid », observe Claire de Longeaux, directrice du salon Museum Connections (qui se tiendra cette année non en janvier mais les 18 et 19 mai). Si la tendance n’est pas nouvelle, comme le prouvent les initiatives de la RMN installant des corners aux Galeries Lafayette, au BHV ou des pop-up stores rue de Rivoli en 2019, la crise a diffusé le phénomène en région : ainsi les musées de Toulouse ont-ils investi une boutique éphémère. « À Birmingham, la boutique du musée a été utilisée pour vendre de l’épicerie locale, observe sa collègue Diane Drubay, également fondatrice de We Are Museums, communauté d'acteurs des musées. Le musée devient un voisin parmi les autres, ce qui participe de sa volonté d’avoir un impact territorial. »
Entre ces deux tendances radicalement opposées, l’une soumise aux forces centrifuges, l’autre centripètes, une chose est sûre, « la crise nous a appris à nous méfier des réflexions sur le long terme, prévient la présidente de Versailles. Chacun a désormais conscience de la rapidité d’évolution de notre monde. Nous n’avons pas fini d’être surpris par cette situation ».