En 2002, les plus grands musées du monde (Louvre, MoMA, Metropolitan, British Museum, Offices…) signaient la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels ». Face au débat sur les restitutions qui frémissait à peine, ils défendaient la conception universaliste des musées, héritée des Lumières : « Les musées ne sont pas au service des habitants d’une seule nation, mais des citoyens de chacune. » Autrement dit : ces vénérables institutions seraient les garants d’un accès à tout individu, où qu’il soit, des œuvres du génie humain. Le musée occidental (puisqu’il ne s’agissait que de celui-là) s’auto-affirmait ainsi à la fois comme refuge et rempart, au nom toutefois d’un récit écrit par lui-même et compartimentant les arts du monde entier selon ses propres critères. Depuis, force est de constater que le rempart s’est largement fendillé. La question des restitutions a fait son chemin jusqu’au sommet des États, en particulier ceux d’Europe ayant largement puisé dans leurs anciennes colonies pour remplir leurs musées, tandis que ceux-ci, que l’on croyait des foyers éteints, sont de gré ou de force placés au cœur des débats politiques actuels (féministes, décoloniaux, antiracistes…). Si ce n’est leur restitution, du moins la contextualisation des objets d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou des Amériques est réclamée à grands cris, l’universalisme et l’histoire par les formes ayant non seulement estompé leur environnement originel, mais aussi passé sous silence leur arrachement souvent forcé. Pour les anti-universalistes, le musée à la Malraux, baignant l’objet dans une aura égale, lisse les différences tout en donnant l’illusion que le musée permettrait un accès de l’art « de tous à tous » : or on sait, depuis Bourdieu, l’accès inégal aux savoirs, et aux musées en particulier.
Carcan
Lors d’un colloque sur l'avenir des musées en Afrique, au Collège de France en 2019, la philosophe Nadia Yala Kisukidi relevait le caractère univoque et « sans débat » du goût édicté par les musées universels, tandis que l’anthropologue Benoît de L’Estoile affirmait que « les universels sont hiérarchisés », le musée du Quai Branly étant qualifié de « musée national des autres ». Pourtant ce dernier propose un « parcours géographique sans cloisonnement », où « la proximité des œuvres permet un dialogue inédit entre les cultures des quatre continents » (hors Europe, donc). Un « carcan », le musée universel ? C’est le paradoxe que Bénédicte Savoy (autrice en 2018 avec Felwine Sarr d’un rapport sur la restitution du patrimoine africain) évoquait alors. En France, l’universalisme « colorblind » (aveugle aux couleurs), idéal qui promeut l’équité, reste un modèle indéboulonnable – parfois trop rapidement opposé à l’antiracisme (comme le soulignaient récemment dans un article sur Slate.fr la chercheuse Mame-Fatou Niang et l’écrivain Julien Suaudeau) –, mais qui empêche parfois d’entendre d’autres récits et omet une réalité bien plus différenciée. Ainsi l’exposition « Le Modèle noir », en 2019 au musée d’Orsay, si elle permettait de montrer des figures afro-descendantes jusque-là peu regardées pour elles-mêmes, s’est vu reprocher de n’évoquer les Noir.e.s que dans leur représentation, et non comme acteurs ou actrices de l’histoire de l’art – notamment en tant qu’artistes. Ainsi, souligne le curateur Cédric Fauq, dont les recherches abordent en particulier les questions décoloniales, il faut faire attention à ne pas « jouer sur les représentations pour capitaliser dessus, exotiser ou fétichiser », mais plutôt tenter de « déconstruire les fictions opérantes, notamment celle de l’universalité constituée à partir de savoirs situés ». Ce qui implique notamment de veiller, dans les expositions collectives d’art contemporain, à « ne pas imposer une base idéologique ou géographique essentialisante autour d’un sujet universel » : un consensus qui aplatirait les œuvres comme les intentions. Pour sa consœur Alicia Knock, « l’objet est vivant, dans une acception qui rejoint l’animisme : il est en devenir dans le musée ». La conservatrice au Centre Pompidou insiste sur la nécessité de pédagogie autour de la manière dont les œuvres ont été déplacées, puis montrées ou non. « Nous devons assumer notre histoire et les circulations d’objets qui sont le résultat de déstabilisations politiques ou spirituelles », affirme-t-elle, défendant une forme d’universalisme « différentiel » qui permettrait de raconter une histoire commune, tissée de relations.
Mais dans les musées français, l’écriture de l’Histoire à plusieurs mains et leur « décolonisation » – au sens de l’inclusion de nouveaux récits – peinent à s’imposer… Pour l’artiste et activiste Pascale Obolo, « l’universalisme est un outil politique qui sert à justifier et perpétuer des formes de domination et d’exclusion à partir de discours eurocentrés, excluant ceux des minorités ». Avec le collectif Décoloniser les arts, elle souhaite « faire résonner les musées avec leur fonction sociétale, notamment par la relecture de leurs collections ». L’association Afrikadaa dont elle fait partie tente elle aussi d’apporter d’autres regards. Pascale Obolo avait ainsi proposé en 2016 au Centre Pompidou la manifestation « Museum ON/OFF », ouverte à des interventions d’artistes en grande majorité racisé.e.s. « Un champ d’expérimentation vers l’ailleurs, une tentative de décoloniser le musée qui a été invisibilisée, raconte-t-elle. Aucune communication sur l’événement n’était disponible. Nous étions là seulement pour cocher une case. »
Voir les couleurs
Dans d’autres pays, cette décolonisation des musées est entrée dans la phase de mise en pratique. Aux Pays-Bas, des expositions sur l’histoire de l’esclavage ou les artistes noir.e.s du XVIIe siècle sont en projet, tandis qu’un réseau d’institutions a pris pour nom « Musea Bekennen Kleur » (Les musées voient les couleurs) et souhaite non seulement faire évoluer le profil type de ses employé.e.s, mais également aborder les questions liées à la race comme critère discriminant ou encore présenter des œuvres d’artistes non-occidentaux (comme c’est le cas au Stedelijk Museum qui va leur consacrer 50 % de ses acquisitions de 2021 à 2024). Aux États-Unis, où les débats sur la race sont abordés sans fard, le mouvement Black Lives Matter secoue également le milieu feutré et socialement homogène des musées. Si les initiatives individuelles se multiplient, comme le compte Instagram @changethemuseum qui délivre des témoignages anonymes de racisme caractérisé, les grands musées tendent à intégrer également que « les musées ne sont pas neutres » (#MuseumsAreNotNeutral, hashtag lancé en 2017, devenu slogan viral). Le Met de New York prévoit ainsi un plan de 3 millions de dollars « pour l’antiracisme et la diversité », incluant notamment des expositions, acquisitions et recherches dans le domaine des « histoires de l’art diverses » et 10 millions encore pour l’achat d’œuvres d’artistes « BIPOC » (black, indigenous and people of colour) des XXe et XXIe siècles.
Tout cela se résumera-t-il à un vœu pieux ? L’ICOM elle-même reconnaît que la neutralité des musées, qui prend l’universalité comme bouclier, n’est plus tenable. En 2019, l’organisation internationale publiait sa définition du musée d’aujourd’hui, faisant grincer quelques dents : « Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. (…) Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures. » « Muséifier » n'aurait plus alors le sens péjoratif de figer, mais celui de déplier les récits, ouvrir le sens, accompagner les trajectoires. Comme d’autres artistes des diasporas africaines, Eddy Firmin défend la créolité comme un « équilibre des imaginaires » qui n’imposerait pas, dans les musées ou ailleurs, un universalisme face à d’autres. Le modèle du musée comme havre de paix où les objets, choisis et « fixés » dans leur signification par un regard hégémonique, flotteraient, détachés du monde, semble avoir fait son temps. Certains, comme Cédric Fauq, appellent de leurs vœux « un lieu de débat et de parole » où serait révélé, pour reprendre le mot du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, le devenir « mutant » des objets : un lieu inclusif, polyphonique, critique, divers.