Elena Sementchenko pénètre dans l’avant-dernière salle et, sourire timide aux lèvres, pointe d’un geste de la main les deux cadres accrochés au mur de droite. Deux tableaux, deux signatures, deux maîtres de l’avant-garde russe : Vassily Kandinsky et Kasimir Malevitch. Suprématisme 65, une composition abstraite attribuée à Malevitch, est celui sur lequel la directrice du musée de Parkhomivka s’attarde le plus : c’est qu’un siècle auparavant, le futur inventeur du mouvement suprématiste, alors âgé de 10 ans, a lui-même vécu dans ce petit village de l’Est de l’Ukraine. Une poignée d’années tout au plus, juste assez pour donner une certaine logique à la présence de ce trésor de l’art moderne dans une bourgade de 3000 habitants. Un rappel aussi des racines ukrainiennes de Malevitch, depuis érigé au panthéon des artistes russes.
Le sourire se brouille pourtant lorsque l’inévitable question tombe : comment ces deux tableaux sont-ils arrivés là ? Elena Sementchenko, petite taille et cheveux blonds platines coupés en bol, hésite, tourne le dos. Ils ont été offerts à Afanassi Louniov, le fondateur du musée, explique-t-elle. Quand ça ? À l’époque soviétique. Par qui ? Un haussement d’épaules presque imperceptible. « De toute sa vie, il ne l’a jamais dit. Je ne sais pas, c’est peut-être son secret. » Un secret qu’Afanassi (ou Panas) Louniov, décédé en 2004, pourrait bien avoir emporté dans sa tombe.
Un « Ermitage ukrainien »
Visiter le musée de Parkhomivka ne s’improvise pas. Huit heures de train depuis la capitale de Kiev jusqu’à Kharkiv, deuxième ville du pays à 40 kilomètres de la frontière russe. Puis l’unique minibus qui, une fois par jour, parcourt les 100 kilomètres de routes défoncées jusqu’à ce village posé sur les flancs de deux longues collines. Une fois déposé, encore faut-il remonter une route serpentée qui longe une vieille usine sucrière — le père de Malevitch y a travaillé —, dépasser l’église orthodoxe du village et enfin, faire face au musée. Les courageux pourront alors se délecter des près de 6000 œuvres exposées et stockées entre les murs de cet ancien palais, résidence d’un noble russe saisie après la révolution.
La liste des artistes, égrenée au fur et à mesure des années dans la presse ukrainienne, donne le tournis : des tableaux de Rembrandt, Pissarro, Renoir, Ferdinand Bol, deux dessins et un vase de Picasso, Répine, Cézanne, Manet. « Inutile de partir à l’étranger pour voir Rembrandt, Malevitch et Picasso ! », s’exclamait en 2018 le site internet de la chaîne de télévision ukrainienne 24. Il suffit donc, grâce à Panas Louniov, de se rendre à Parkhomivka. L’histoire commence dans les années 1950, lorsque ce professeur d’histoire – soutenu à Moscou par un groupe d'apparatchiks – parvient à convaincre certains des plus grands musées soviétiques d’envoyer leurs œuvres dans ce coin isolé de l’Est de l’Ukraine. Galerie Tretiakov, musée Pouchkine, musée de l’Ermitage ou encore galerie d’art de Dresde, les œuvres affluent à partir des années 1960 des quatre coins de l’empire soviétique. Les contacts noués par Louniov permettent aussi d’envoyer les gamins du village à Moscou ou Leningrad. « Imaginez-nous, enfants de Parkhomivka, se rendre au Palais des Congrès de Moscou pour un concert, avec des milliers d’autres personnes ! », se remémore avec émotion Valentina Karabout, une ancienne élève de Louniov devenue elle aussi professeure d’histoire à Parkhomivka. Dilettante passionné d’art, figure charismatique adulée des écoliers du village, Louniov et son « musée populaire » sont régulièrement célébrés dans la presse soviétique.
Le doute
L’histoire est belle. Elle est aussi fausse — en partie, au moins. Les plus grands musées russes ont bien envoyé une partie de leurs collections à Parkhomivka : depuis Saint-Pétersbourg, le musée de l’Ermitage confirme avoir prêté au musée ukrainien 345 œuvres, dont 90 tableaux, entre 1964 et 1988. Mais d’un paysage de Camille Pissarro, que le musée de Parkhomivka affirme avoir reçu de l’Ermitage, il ne retrouve trace. Les deux dessins de Picasso sont des reproductions, affirme Picasso Administration, la société en charge de l’héritage de l’artiste (qui note néanmoins que le vase pourrait être authentique). Le musée a aussi, ces dernières années, discrètement retiré leurs attributions à des tableaux qu’il présentait auparavant comme étant de Rembrandt ou Renoir. Quant aux œuvres de Kandinsky et Malevitch, le flou total qui entoure leur origine et l’absence d’expertise devrait, au mieux, inciter à la prudence.
Sans surprise, la question gêne. C’est que la notoriété de Parkhomivka n’est aujourd’hui plus simplement affaire de guides touristiques : avec la création au début des années 2000 d’un festival local dédié à Malevitch, la direction du musée inscrit l’institution dans un mouvement national revendiquant l’artiste comme ukrainien et non russe. C’est cette tendance qui voit, en 2006, Suprématisme 65 quitter le village de Parkhomivka pour parcourir les États-Unis lors d’une exposition de plus de 70 œuvres intitulée « À la croisée des chemins : modernisme en Ukraine 1910-1930 ». L’authenticité du tableau pose alors « sérieusement question », euphémise Constantine Akinsha, un journaliste, historien d’art et ancien commissaire d’exposition au musée d’art occidental et oriental de Kiev, qui a pu l’observer lors de l'exposition. Mais peu importe : quelques années plus tard, la révolution de 2014, l’annexion de la Crimée par la Russie et le conflit dans l’est du pays accélèrent le mouvement de réappropriation de l’artiste et le pays « veut absolument avoir son Malevitch », résume-t-il. Au fond de la campagne ukrainienne, Suprématisme 65 est alors l’unique tableau attribué au peintre et exposé en Ukraine (un deuxième est depuis 2015 exposé à Kiev).
Mais à Parkhomivka, la fierté nationale compte peut-être moins que l’aura d’Afanassi Louniov, figure paternelle érigée en quasi saint-patron du village. Le professeur d’histoire a jalousement gardé le contrôle du musée jusqu’à sa mort, décidait de tout, jusqu’aux attributions de certaines œuvres qu’il affirmait avoir dénichées au fond de caves ou de marchés aux puces. Au point de s’arranger avec la vérité ? « Je ne peux pas dire, je ne suis pas experte, écarte Valentina Karabout d’un rire nerveux, mais bien sûr, en tant que patriote, j’espère qu’ils sont authentiques. » Une rue ainsi que le musée lui-même portent désormais le nom de Panas Liounov, l’homme qui a placé le petit village de Parkhomivka sur la carte de l’Ukraine. L’histoire est belle après tout, et personne ne voudrait la gâcher.