Silhouette grise encadrée de barbelés et de miradors au milieu d’une plaine vide et silencieuse, la prison de Réau, en Seine-et-Marne, est abonnée à la rubrique faits divers, après l’évasion spectaculaire en 2018 de Redoine Faïd emprisonné pour braquage, ou l’agression violente en 2019 d’une femme au parloir. Mais il y a aussi à Réau d’autres formes d’évasion et un autre rapport au « deuxième sexe », comme en témoigne l’exposition « La femme un regard différent ».
Comment tuer le temps entre les quatre murs d’une cellule, comment ne pas devenir fou, violent, désillusionné, comment sortir de la solitude ? C’est à ces questions que tentent de répondre différentes initiatives organisées depuis une vingtaine d’années en prison, notamment les ateliers de sensibilisation organisés par le service pénitentiaire d’insertion et de probation. Favoriser l’imaginaire est une chose. Transformer les détenus en commissaires en est une autre. En 2011, à l’occasion d’un partenariat avec le Louvre, dix prisonniers de la maison centrale de Poissy, dans les Yvelines, ont pu choisir dix tableaux dans les collections du Louvre. Mais seules des reproductions couleur furent accrochées dans l’une des cours de la prison. En 2012, à la prison de Fresnes, dans le Val-de-Marne, l’association des visiteurs de Fresnes a fait installer six cadres dans les couloirs pour accueillir des œuvres d’art actuel sélectionnées par la Maison d’art contemporain Chaillioux.
Un autre univers
Le pari du centre pénitentiaire de Réau est plus ambitieux. Dès l’ouverture de l’établissement en 2011, Pascal Vion décide de transformer une salle sans affectation en « annexe du Grand Palais ». Pour y accéder, il faut franchir plusieurs portes, entendre des cliquetis de clefs et des échos d’injonctions avant d’arriver dans un espace qui côtoie les cours et le quartier de haute-sécurité dont l’accès est occulté par un immense mur aveugle. Une première exposition y sera organisée en 2013 autour du voyage, puis une autre sur le thème des Misérables en 2016.
Ici, les peines sont très lourdes en majorité, impliquant des détentions de plusieurs années. Au-delà des grillages qui délimitent les espaces extérieurs, les trois bâtiments d’hommes et le bâtiment des femmes (694 détenus dont 74 femmes) sont bien délimités, mais certaines activités favorisent la mixité. C’est le cas de « La femme, un regard différent », co-construite par 6 hommes et 4 femmes avec l’accompagnement de deux conservateurs des musées de la Ville de Paris, Vincent Gille, de la Maison de Victor Hugo, et Jérôme Godeau, chargé de mission au musée Bourdelle. « La mixité, ce n’est jamais très simple, admet Ahmed Chaouki, directeur de la prison. Il y a souvent un regard de défiance et de méfiance liée à l’enfermement. » Comme à chaque fois, les détenus « commissaires » ont été recrutés sur la base du volontariat. Avec plusieurs critères : que leur libération ne soit pas prévue avant la fin du projet et qu’ils ne souffrent pas de troubles comportementaux ne leur permettant pas de travailler en groupe. Pas question toutefois de dévoiler les raisons de leur internement. « Quand vous poussez la porte de la prison, vous rentrez dans un autre univers, confie Jérôme Godeau. Vous ne leur demandez pas pourquoi ils sont là. On ne s’interroge pas sur le passé, mais sur ce qu’il y a à faire. »
Tout prend sens
L’alchimie du groupe n’a rien de spontané tant l’âge, le profil et les origines des détenus sont différents. « Au début, on avait l’impression de ramer à contre-courant », admet Jérôme Godeau. Pendant un an, au rythme d’une après-midi par semaine, prisonniers et conservateurs ont appris à s’apprivoiser. « Il y avait d’abord une retenue, indique Ahmed Chaouki. Puis au fur et à mesure la parole s’est libérée et à la fin il y avait la fierté de s’être mobilisé pendant un an. » Les « commissaires » n’ayant pas accès à Internet, il leur était impossible de compulser les bases de données numérisées des musées de la Ville de Paris. Aussi, chaque semaine, les deux conservateurs devaient apporter des reproductions d’œuvres, moment à la fois exaltant de débat et de frustration. Une fois la liste arrêtée, les deux conservateurs ont toqué aux portes des musées. « Je me souviens en 2013, j’avais craint qu’il soit difficile d’avoir des prêts, indique Vincent Gille. Mais la deuxième fois, on a fait une liste d’œuvres sans s’interdire des pièces rares ou fragiles. Et cette fois-ci, on a été merveilleusement accueilli. » Le Petit Palais a prêté sans ciller une majolique du XVe siècle tandis que le musée Picasso a mandé six estampes. Autre motif de satisfaction, les prisonniers ont pu assister à l’accrochage, malgré la présence d’outils proscrits en prison tels que des tournevis, des cutters et des marteaux. « Le moment magique, c’est quand on voit arriver les œuvres, c’est quand tout prend sens, soudain, sourit Vincent Gille. On n’est alors plus dans une prison mais dans un musée. La distance réelle et symbolique est abolie. Les détenus ne peuvent plus dire l’art ce n’est pas pour nous ! » D’autant que tous jouent aussi le rôle de médiateurs.
Prenez Bernadette, la soixantaine, talons hauts et robe seyante, qui s’enflamme dans l’espace évoquant des femmes célèbres de l’histoire. « Je voulais mettre à l’honneur des femmes qui ont compté, des femmes de caractère, comme moi, dit-elle, en désignant son héroïne préférée, Louise Michel. Car quand j’étais jeune, j’étais très bagarreuse, un peu révolutionnaire, et une dame plus âgée m’avait comparée à elle, et puis, elle a été incarcérée plusieurs fois aussi. » La discrète Bushra, 34 ans, mère de trois enfants, s’attarde quant à elle devant une photographie de Simone Veil par Gilbert Uzan. « Quand je vois le visage de Simone Veil, je pense à ma mère qui obtient tout ce qu’elle veut même des hommes les plus machos », confie-t-elle. Mais son œuvre préférée reste un masque ventral de Tanzanie. Elle explique : « Il est porté par des hommes qui miment la douleur de la femme enceinte. C’est comme un message à tous les détenus hommes et à tous les hommes à l’extérieur. » Jérôme Godeau abonde : « Ces expositions, c’est un moment de questionnement pour eux comme pour nous. » De respiration aussi, favorisant les réinsertions futures. Un détenu ayant officié en 2013 sur la première exposition organisée à Réau travaille ainsi désormais dans un musée.