Éternellement rattaché à ses compositions géométriques aux couleurs primaires, Mondrian a pourtant développé une œuvre figurative marquée par un naturalisme ambitieux mais plutôt académique, coexistant avec ses célèbres expériences radicales dans l’abstraction. Pour le peintre hollandais, la figuration ne fut ni un préambule anecdotique ni une simple astuce qui visait à convaincre les collectionneurs aux goûts moins audacieux, mais une partie intrinsèque de son projet artistique. Cette dimension méconnue de son œuvre est soulignée par une exposition au musée Marmottan Monet, à Paris, qui nous fait découvrir jusqu’au 26 janvier un ensemble de 70 peintures et dessins provenant de la collection du mécène Salomon Slijper, à l’origine de la création du Gemeentemuseum de La Haye.
L’exposition témoigne d’un réflexe récurrent, depuis un certain temps, dans les salles des musées consacrés à l’art moderne : la mise en lumière de la période figurative des grands maîtres de l’abstraction. En 2006, déjà, la Tate Modern a exploré dans « Kandinsky: The Path to Abstraction » le parcours qui a conduit le maître moderniste du paysagisme figuratif au langage abstrait, avec un focus sur la première partie de sa carrière, quand l’obsession du peintre pour la campagne bavaroise et les images populaires tirées des légendes russes se transforme en expérience fondatrice qui l’amène a créer le groupe Der Blaue Reiter. Fin 2016, le Kunstmuseum de Bâle a également consacré une exposition à la période (relativement) figurative de Pollock, à travers une centaine de tableaux précédant les drip paintings, qui montrait que, pour le peintre américain, la rupture entre figuration et abstraction ne fut pas une illumination soudaine mais une progression organique d’un même pari artistique. « Quand j’observe son œuvre, je ne vois pas des ruptures claires et nettes, mais plutôt l’évolution constante des mêmes sujets et obsessions », dixit l'artiste Lee Krasner. L’exposition retenait que ces célèbres drippings correspondaient à une période de seulement trois ans (1947-1950) et que l’œuvre de Pollock cachait une richesse inattendue de motifs et de cycles.
Contre une opposition binaire
Au printemps dernier, le Kunsthistorisches Museum de Vienne a consacré une monographie à l’œuvre de Mark Rothko qui faisait la part belle à ses œuvres figuratives des années 1930-1940, quand le peintre entreprit trois longs voyages en Europe. Il se mit alors à copier les tableaux de Vermeer et Rembrandt qu’il avait vus, bien avant de signer les grandioses compositions abstraites qui feront sa gloire dans la décennie précédant sa mort. Dans tous les cas, ces expositions dépassaient l’idée de la figuration comme étant propre à la période de formation de l’artiste, ainsi que les stéréotypes qui insistent sur une opposition binaire entre figuration et abstraction tout au long de l’histoire de l’art du XXe siècle. « C’est erroné de considérer que la figuration représente l’avant-Mondrian, l’homme qui n’est pas tout à fait lui-même. Mondrian est aussi abstrait que figuratif. D’ailleurs, quand il peint son autoportrait, il le fait à la manière naturaliste », confirme la commissaire de l’exposition au musée Marmottan Monet, Marianne Mathieu.
Un dernier facteur, non négligeable en temps de budget décroissant, est l’attrait de ce style figuratif vis-à-vis du grand public, comme le reconnaissent en privé certains responsables de lieux culturels. En 2018, l’exposition du musée d’Orsay consacrée aux périodes bleue et rose de Picasso – dites « classiques », elles sont les plus explicitement figuratives de son œuvre – a attiré 670 000 visiteurs, un record. Loin devant les 210 000 qui sont allés au musée Picasso pour découvrir la tout aussi excellente « Picasso 1932 ». Au-delà de l’indéniable ambition scientifique de leurs programmes et d’une recherche sincère de nouveaux angles pour aborder l’œuvre des plus grands maîtres, les institutions n’oublient jamais ce public qui n’a pas encore digéré tout ce qui s’est passé après Les Demoiselles d’Avignon. Il existe et il est toujours nombreux.
À voir
Mondrian figuratif, jusqu'au 26 janvier 2020 au musée Mondrian Monet, Paris, marmottan.fr