L’affiche avait dérouté plus d’un badaud en 2017 : Picasso, mascotte des institutions d’art moderne, paradait au musée du quai Branly, temple de l’ethnographie. Jusqu’au 29 septembre, quelques œuvres d’avant-garde du critique Félix Fénéon y resplendissent. En 2013, les Man Ray et Dubuffet de Charles Ratton nourrissaient le portrait de ce marchand, cheville ouvrière dans les années 1930 d'un glissement de statut des œuvres d’Afrique et d’Océanie, d’objets d’étude anthropologique à objets d’art. À Genève, le MEG (Musée d'ethnographie de Genève) s’intéresse jusqu’en janvier aux contes et mêle l’illustration, la sociologie, l’art et l’ethnographie. Ces convergences se retrouvent au Louvre Abu Dhabi, où les reliquaires du Gabon et masques guinéens dialoguent avec les tableaux impressionnistes contemporains.
Internationalisation et individualisme
Si le musée du quai Branly, héritier du musée d’art d’Afrique et d’Océanie, se refuse à voir une évolution, se défendant d’être « depuis sa création un musée à la confluence des beaux-arts, de l’ethnographie et de l’art moderne », son changement de nom, évacuant la référence ethnographique, parle de lui-même. « Historiquement, les beaux-arts et les objets ethnographiques étaient séparés, explique Audrey Doyen, directrice du laboratoire de muséologie Mêtis. Le modèle institutionnel français très centralisé freine le décloisonnement. Aux États-Unis, le mouvement existe dès les années 1920, où les premières expositions d’art africain ont lieu au MoMA. Depuis les années 1980, on assiste en France à un rapprochement entre art et ethnographie, qui s’accélère du fait de plusieurs facteurs.» Elle poursuit : « L’intensification des échanges internationaux oblige à penser d’autres approches, d’autres regards. Le mouvement vers l’interdisciplinarité, de manière générale, élargit le champ de l’art, du patrimoine, des types de musées… ». « Le décloisonnement va de pair avec l’individualisme de nos sociétés où les cartes blanches données à des personnalités mettent en valeur un regard plus libre. L’évolution du marché et l’importance donnée aux valeurs financières nivellent aussi les différences entre les arts au profit d’une équivalence chiffrée », estime de son côté Federica Tamarozzi, commissaire de l’exposition « La Fabrique des contes » au MEG.
Mariage de raison
Cette arrivée des beaux-arts se mue en déferlante en ce qui concerne l’art contemporain. Jusque dans les années 2000 réservées aux musées d’art, les scènes extra-européennes sont désormais embrassées par le Quai Branly avec « Les maîtres du désordre » sous le commissariat de Jean de Loisy en 2012, « Color Line » en 2016, ou au printemps prochain l’invitation faite à 26 artistes extra-européens [« À toi appartient le regard et la liaison infinie entre les choses » (sic), à partir du 30 mars 2020, ndlr]. À Vienne, le Welt Museum en a fait sa marque de fabrique. En témoigne son actuelle exposition sur la création népalaise jusqu’au 24 novembre. Tandis que Géraldine Tobe, artiste de Kinshasa, est en résidence à l’AfricaMuseum de Tervuren près de Bruxelles. À Montréal, le futur parcours des arts du monde du musée des Beaux-Arts, inauguré en novembre prochain, convoquera l’art contemporain africain et canadien. « Nous devons avoir ce rapport de l’un à l’autre et de l’autre à l’un pour ne pas cantonner ces objets à des cases utilitaire ou esthétique, mais construire une identité globale au service des défis communs comme la biodiversité, l’identité, l’éducation des filles… », explique Nathalie Bondil, sa directrice. « Si, à Genève, l’art contemporain africain est entré au musée dès sa création en 1902, rappelle Federica Tamarozzi, aujourd’hui ce mariage permet à l’ethnographie, considérée absconse, de redorer son blason avec un art qui parlerait à tout le monde. De plus, en attirant les amateurs d’art, on fait découvrir des collections à un public qui sinon ne viendrait pas et on augmente la rentabilité. » « Cette ouverture intense et récente de l’ethnographie à l’art contemporain vient d'un marché de l’art moins cloisonné, et accompagne une prise de conscience des musées : ils doivent sortir de l’Histoire pour aller vers les temps présents », poursuit Audrey Doyen, convaincue que ce changement n’est qu’un début qui amènera à une redéfinition des musées dans la décennie à venir.
Et pour cause, cette ouverture est accentuée par un mouvement inverse de recours des ethnologues aux méthodes jusque-là réservées aux historiens de l’art. En 2015, le musée du Quai Branly défrichait le terrain de l’attribution de la sculpture africaine dans l’exposition « Les maîtres de la sculpture en Côte d’Ivoire », quand le nouveau parcours de l’AfricaMuseum de Tervuren isole des vitrines pour des réflexions stylistique et esthétiques. Le mouvement en ciseau entre art et ethnographie est lancé, comme une prise de conscience de nos identités multiples.
À voir
Félix Fénéon - Les arts lointains, jusqu'au 29 septembre, musée du quai Branly, Paris, quaibranly.fr
La Fabrique des contes, jusqu'au 5 janvier 2020, MEG, Genève, ville-ge.ch/meg
Nepal Art Now, jusqu'au 24 novembre, Welt Museum, Vienne, weltmuseumwien.at