Selon le dernier rapport Hiscox sur le marché en ligne, 87 % des acheteurs interrogés considèrent que l’accès aux prix anciens et récents des œuvres est l'un des facteurs les plus importants pour acheter de l’art. Ce qui a tôt fait d’énerver le galeriste Georges-Philippe Vallois, président du Comité professionnel des galeries d’art, qui estime que les « chiffres ne signifient pas tout, omettant le contexte ». Les acheteurs opérant sur le premier marché n’en font d’ailleurs pas une profession de foi. Le collectionneur parisien Guillaume Proust l’admet : « On acquiert une sorte de réflexe à regarder les sites de veille sur le second marché. » Mais comme il agit principalement sur le terrain de l’émergence, lesdites données ne lui sont pas d’une grande utilité. Ainsi « plutôt que d’extrapoler » sur le devenir de son dernier achat – une photo de Ren Hang –, il n’a obéi qu’à son coup de cœur. Pour Joseph Kouli, avoir les yeux rivés sur les bases de données est « un investissement en temps important et une autre façon d’acheter des œuvres », pas la sienne en tout état de cause. Ainsi se garde-t-il de « suivre les prix », préférant « s’intéresser aux valeurs ». « Je mentirais en disant que voir le prix d'une œuvre d’Erwin Wurm que je possède multiplié par 10 dans une vente ne me fait pas plaisir, admet-il. Mais je sais que si cela a pu arriver une fois, je n’ai pas la garantie que l’année prochaine elle puisse faire fois 20, ni même encore fois 10. J’ai plus de fierté à voir des artistes que je soutiens depuis quelques années entrer dans d’importantes collections publiques. Apprendre qu’un artiste entre dans la collection du Guggenheim a plus de valeur que savoir qu’elle a été vendue à un type probablement mal informé qui a voulu épater la galerie chez Christie’s ! »
Extrême prudence
Bien qu’abonné à Artprice, Thibaut Poutrel ne suit pas non plus très assidûment les courbes. En revanche, précise-t-il, il « regarde toujours avant d'acheter une pièce, et encore plus en salle de ventes ». Et d’ajouter : « Si je veux vendre une pièce importante – ce qui arrive rarement car je suis plutôt dans l'optique d'une constitution de collection cohérente –, je consulte surtout les commissaires-priseurs des grandes maisons… qui consultent sans doute Artprice ! » Abonné à Artnet aussi, Alain Servais le dit tout de go : « Même si je n'acquiers pas de l'art comme un investissement, je ne veux pas être le dernier "pigeon" de ce marché opaque et peu éthique. Rappelons-nous seulement de la plainte récente de Gary Klesch contre la galerie Richard Gray sur ses achats impulsifs et en confiance à la Tefaf. Le collectionneur n'a-t-il pas commis une faute, emporté par le climat de confiance et de camaraderie que le monde de l'art a la spécialité de créer ? »
Pour autant, le collectionneur bruxellois identifie bien les limites de ces données qu’il manie de fait avec la plus extrême prudence. « Contrairement à un actif financier, les œuvres d'un même artiste ne sont pas "fongibles", c’est-à-dire interchangeables : les périodes, les tailles, les sujets, les couleurs, la qualité, la condition varient. » Argument que reprend aussi Joseph Kouli : « Si la démarche est celle d’un investissement, il peut être légitime de s’intéresser aux performances passées – qui ne présagent pourtant jamais des performances futures, mais une tendance ne fait jamais une cote. Les ventes enregistrées sont toutes d’une certaine manière des aberrations statistiques. Alors, pourquoi s’y fier ? À ma connaissance, aucune base de données n’intègre aujourd’hui les prix en galeries et en second marché. » Aucune base, si ce n’est, mais de manière encore très imparfaite, Magnus, le Shazam du monde de l’art. Comme Wikipedia, l’application est alimentée par les informations données par ses usagers, une fois triées et recoupées.
Miroirs déformants ?
Quant aux rapports sur le marché de l’art, ils se suivent et ne se ressemblent pas. Là aussi les avis sont partagés. Le directeur général de Christie’s Paris, Édouard Boccon-Gibod, estime qu’ils « apportent toujours un aperçu intéressant [du] marché souvent axé sur les nouvelles tendances et les marchés émergents, et rassemblent un volume considérable de données provenant de tous les secteurs de [l']industrie et pas seulement des enchères ». De son côté, le président du Comité professionnel des galeries d’art Georges-Philippe Vallois répertorie des classements « purement factuels, qui présentent un état du marché. Ils sont des indicateurs pas inintéressants et montrent un état de l’économie ». Mais, admet-il, ces classements restent partiels car ils « n’envisagent le marché de l’art que sous un seul prisme et ne parlent pas de la diversité de la création. »
Surtout, ils offrent une image à géométries variables. Difficile donc de s’y retrouver et de démêler le juste du moins juste. Et pour cause : les méthodologies sont aussi nombreuses que les rapports. Alain Servais a depuis longtemps le rapport annuel d’Art Basel-UBS dans le collimateur. « Les rares données sont disponibles en infinies extrapolations, affirmations infondées, généralisations, fulmine ce fin observateur du marché. Dans toute ma carrière professionnelle, je n’ai jamais rencontré un rapport qui prétende s’étaler sur 400 pages de conclusions et tableaux souvent détaillés sur la base de seulement 8 maigres pages de méthodologie et sources de données indiscriminées ! Un tel rapport serait ignoré dans n’importe quelle industrie. » Selon lui, les rapports de Tefaf, ArtTactic, Artprice ou Artsy sont plus sérieux car « concentrés sur des sujets spécifiques, appliquant un principe sain : il vaut mieux se focaliser sur ce que l’on peut connaitre plutôt que déblatérer sans données sur ce que l’on ne peut pas savoir. »
Le secrétaire général du Conseil des ventes volontaires (CVV) Loïc Lechevalier a conscience des deltas entre les rapports et le justifie, en partie, par les monnaies utilisées : « Nous écrivons notre rapport en euros, tandis que ceux de la Tefaf ou d’Art Basel-UBS sont rédigés en dollars ». Chaque année, le rapport sur les ventes aux enchères des biens meubles tente pourtant « de donner la vision la plus exhaustive possible des ventes aux enchères en France », explique-t-il. Et ce, à la différence des « rapports comme ceux d’Art Basel-UBS ou des plateformes comme Artprice qui ne s’intéressent qu’au Fine Art, soit une partie infime du secteur. » Destiné aux pouvoirs publics – surtout aux ministères de la Culture et de l’Économie – et aux professionnels des ventes aux enchères, le rapport a pour objectif final de permettre à ces derniers de se situer dans leur secteur d’activité. Et s’il se concentre essentiellement sur la France, le CVV travaille avec Harris Interactive, institut expert en sondages d’opinion, pour la partie internationale du rapport : « Nous avons validé une méthodologie de collecte et d’homogénéisation des données en amont, nous éclaire Loïc Lechevalier. Le but final étant de contextualiser les performances du marché français et de permettre aux lecteurs d’apprécier les stratégies des premiers opérateurs mondiaux ».
Un travail titanesque
Concernant la France, le CVV envoie tous les ans un questionnaire détaillé aux différents acteurs du marché. Loïc Lechevalier développe : « Il y a plein de recalages à faire, les opérateurs répondent parfois ce qui les arrangent... » Le travail est titanesque : le rapport du CVV traite à la fois du design, de la joaillerie, des automobiles de luxe… « Nous faisons une synthèse : comment les ventes se sont déroulées d’une année sur l’autre ? Quelles sous-tendances masque une baisse globale du marché en France ? Comment analyser la progression des ventes numériques ? Quelle est la part des acheteurs étrangers sur le marché français et quelle est l’attractivité de la France ou son ouverture à l’international ? »
En charge du rapport Art Basel-UBS, l’économiste Clare McAndrew évoque également l’ampleur du chantier : « Il existe littéralement des centaines de sous-marchés définis par les artistes, les genres, les prix et les zones géographiques. Les informations présentées dans le rapport proviennent donc d’un éventail large de sources : marchands, maisons de ventes aux enchères, foires, collectionneurs d’art et d’antiquités, bases de données artistiques et financières… Nous les combinons ensuite et utilisons une approche méthodologique mixte faite à la fois des données quantitatives et d’informations qualitatives tirées d’enquêtes, entretiens et autres sources du secteur. » Pour Loïc Lechevalier, le rapport Art Basel-UBS adopte cependant « un prisme un peu déformant » du fait de la « forte polarisation des ventes haut de gamme qui reflète assez peu la majorité des ventes aux enchères ».
Si chacun prêche pour son église, le lecteur, lui, pourrait bien se perdre dans les méandres des chiffres et pourcentages. Bien que globalement imparfaits, les rapports annuels et bases de données restent, faute de mieux, suivis par la majorité des acteurs du marché. Mais Alain Servais regrette que les publications des « vrais économistes comme William Goetzmann, Luc Renneboog et Christophe Spaenjers ou Rachel Pownall » soient plus rarement lus et commentés...