En 1920, Man Ray se rend dans l’atelier new-yorkais de Marcel Duchamp, remarque une plaque de verre que son ami a volontairement livré à l’assaut de la poussière, et prend une photographie de cet objet qui constitue une étape dans l’élaboration du Grand Verre, l’une des œuvres majeures du XXe siècle. Le résultat de la prise de vue est une image grisâtre et moutonneuse au statut incertain. Est-ce une nature morte ? Un paysage vu d’avion ? Une photo réaliste ou abstraite ? Une œuvre à part entière ou un document sur l’œuvre d’un autre ? L’image est d’autant plus déroutante qu’elle a changé de titre et d’auteur au cours du siècle. Publiée le 1er octobre 1922 dans la revue surréaliste Littérature avec la légende suivante : « Voici le domaine de Rose Sélavy/Comme il est aride/Comme il est fertile – Comme il est joyeux – Comme il est triste !/Vue prise en aéroplane. Par Man Ray 1921 », la photographie est rebaptisée en 1964 Élevage de poussière. Elle fait alors l’objet d’une édition de dix épreuves, signées cette fois-ci conjointement par Man Ray et Marcel Duchamp.
Plus une image est énigmatique, plus elle libère l’imaginaire. Élevage de poussière fait partie de ces œuvres aux répercussions et ramifications si nombreuses qu’on hésite à les dénombrer. Dans cette exposition bluffante présentée au BAL à Paris, David Campany, auteur, artiste, collectionneur et curateur, présente une « histoire spéculative » de cette icône presque centenaire qui n’en finit pas d’être revisitée. Il en trouve l’écho dans le travail de nombreux créateurs, d’Edward Weston à Jeff Wall en passant par Robert Filliou, Bruce Nauman, John Divola ou Mona Kuhn. Certains, comme Sophie Ristelhueber, revendiquent ouvertement son influence lorsqu’elle réalise, en 1991, ses fameuses vues aériennes du désert du Koweït. La photographe évoque une « balade entre l’infiniment grand et l’infiniment petit (qui) déstabilise le spectateur » et déclare qu’« en passant des vues aériennes au sol, (elle a) cherché à faire perdre toute notion d’échelle, comme dans l’Élevage de poussière de Marcel Duchamp ». D’autres, comme Gerhard Richter, ne citent pas l’image, mais l’artiste l’a forcément en tête lorsqu’il réalise ses 128 détails d’une peinture (Halifax 1978) qui montrent des gros plans et des vues rasantes d’un tableau abstrait, où l’artiste se joue des effets d’échelle mais aussi des discordances entre peinture mate et tirages brillants.
Ouvrant tout le champ possible des investigations, des interprétations et des associations, à la manière d’un « cadavre exquis » dont il serait l’unique auteur, David Campany trouve encore des prolongements de l’œuvre. Dans des cartes postales des années 1930 de « Dust Bowl » (tempête de poussières) aux États-Unis, dans des vues aériennes de Hiroshima après l’explosion atomique, dans des images anciennes de médecine légale où les enquêteurs se servent de poussière pour révéler des traces… Son accrochage relève autant de l’essai que de la déambulation poétique. S’il permet de questionner la photographie et plus généralement l’œuvre d’art dans son statut, sa réception et ses supports, il constitue au moins autant une réflexion sur les couches de poussières et de cendre qui obscurcissent le XXe siècle, et sur la difficulté toujours plus grande qu’ont les artistes à appréhender le monde. Grave dans sa tonalité, troublante dans sa façon libre d’associer 150 œuvres et documents de régimes très différents, l’exposition, ainsi que le remarquable catalogue qui l’accompagne, échappe à toute pesanteur théorique, portée par les beaux mots de l’écrivain W. G. Sebald : « Une photographie est chose qui repose sur le sol et accumule de la poussière, vous voyez, quand les touffes de poussière se laissent prendre et se transforment peu à peu en une grosse pelote. À la fin, on peut tirer les fils. C’est à peu près ça ».