Il a suffi d’un film court et de quelques images présentées au MoMA à New York en 2010 pour que sa carrière s’emballe. Depuis, Alex Prager a remporté un Emmy Award pour les treize courts-métrages qu’elle a réalisés, à la demande du New York Times, sur les acteurs nominés aux Oscars de 2012, puis elle s’est offert un premier solo show en 2013 à la Corcoran Gallery of Art à Washington. Elle est aujourd’hui représentée par la galerie new-yorkaise Lehmann Maupin. On peut découvrir en ce moment quelques-unes de ses photographies ainsi que son dernier court-métrage à la Galerie des Galeries, au 1er étage des Galeries Lafayette, à Paris. Le film intitulé La Grande sortie, en particulier, vaut d’être vu. Il est le fruit d’une commande de l’Opéra de Paris dans le cadre du programme « 3e scène » qui invite des cinéastes, chorégraphes et plasticiens à rendre compte de l’univers de l’opéra et du ballet. La danseuse étoile Émilie Cozette y joue le rôle d’une ballerine submergée par le trac et gagnée par des hallucinations. Avec un souffle certain, le scénario hésite entre le drame et le grand guignol. David Lynch lui-même n’aurait pas imaginé fiction plus cauchemardesque.
Alex Prager a 36 ans et est parfaitement autodidacte. Elle a arrêté l’école à 14 ans, a multiplié les petits boulots et a acheté son premier appareil photo en 2000 après avoir vu une exposition de William Eggleston au Getty Museum. Elle est née à Los Angeles, et comme tout Angelinos, sait de longue date que le monde est un décor et que les anonymes qui traversent la ville sont les acteurs en puissance d’un théâtre qui les dépasse. Biberonnée au cinéma de Douglas Sirk et d’Hitchcock, elle a le sens de la fiction, du suspense et des archétypes, féminins de préférence. Elle possède une vertigineuse collection de perruques et adore grimer ses personnages. Elle suit en cela la leçon de Cindy Sherman, même si elle ne figure pas dans ses propres images, préférant recourir à des amies ou à sa sœur. Elle travaille avec les meilleurs costumiers de Hollywood pour travestir parfois jusqu’à deux cents figurants. L’une de ses séries photos les plus connues, Face in the crowd, présente des scènes de foule vertigineusement cadrées en plongée. Dans un grand nombre de ses œuvres, les gens se croisent et s’ignorent, tandis qu’une femme – le plus souvent une beauté blonde ou rousse – soliloque au milieu des passants qui se bousculent.
Produisant des films photogéniques et des photographies cinématographiques, Alex Prager semble avoir assimilé à une vitesse stupéfiante toutes les recettes d’un art séduisant et accessible, labélisé 100 % américain. Sa chromie dense et pimpante est digne des grandes heures de la Metro-Goldwyn-Mayer. Son univers glam-rétro est porté par des personnages ultra-manucurés et over-angoissés, dont Gregory Crewdson a eu le secret avant elle. Ses images soigneusement scénarisées, toujours mises en scène en studio, reposent souvent sur l’impeccable prestation de « guests stars » de cinéma. Dans le film Despair, Bryce Howard Dallas est impeccable dans sa robe verte de fiancée de Don Draper et son destin d’héroïne suicidaire. Dans La petite mort, Judith Godrèche, percutée par une locomotive, arbore une pupille dilatée par la peur, avant de ressortir intacte des eaux de la résurrection, tailleur sans faux plis et choucroute en place. Quant aux figurants anonymes qui évoluent dans ses photos conçues comme des tableaux vivants, ils ont tous l’air d’avoir été sculptés par Duane Hanson.
Dans une de ses toutes dernières photographies, visible à la Galerie des Galeries, les personnages, d’habitude si prégnants dans son œuvre, se sont volatilisés. Il ne reste que des amorces de mains et de pieds dispersés aux quatre coins du cadre. Le centre de l’image est un aplat gris de ciment craquelé, un « walk of fame » sans étoiles. Quasi abstraite, la photo est une de ses plus abouties. L’angoisse du vide serait-elle devenue le plus beau cauchemar d’Alex Prager ?