Depuis vingt ans, le photographe Mathieu Pernot place les marginaux au coeur de son oeuvre. À la Maison rouge, à Paris, les fous de l'ancien hôpital psychiatrique de Picauville (Manche) occupent l'espace. Au Jeu de Paume, à Paris, les gitans et les migrants sont au centre de la rétrospective. Dans les deux accrochages, Mathieu Pernot s'appuie à la fois sur des archives et sur sa propre pratique photographique. À la Maison rouge, l'archive prime car la récolte - photos, films, objets trouvés, dossiers médicaux - a été si fructueuse que le projet de l'exposition, mené en collaboration avec l'historien Philippe Artières, a finalement consisté « à effectuer un travail de montage à partir des images recueillies ». Images frappantes en effet car, si elles ont été produites par des amateurs - les patients, les familles, les soignants -, elles ressemblent formellement à des oeuvres. Les films de carnavals masqués évoquent Diane Arbus ; les images de rondes de religieuses rappellent Mario Giacomelli ; les photos de bâtiments en ruine après la guerre ressuscitent le fantôme de Robert Capa... Dès lors, on ne sait plus tout à fait ce qui est oeuvre et ce qui ne l'est pas, et Mathieu Pernot a raison de dire que « cette exposition est une espèce de monstre que l'on a du mal à qualifier », d'autant que le statut ambigu des archives prolonge l'ambivalence même des représentations du monde asilaire, où l'on ne distingue pas toujours le fou du non fou.
Au Jeu de Paume, l'archive est également convoquée, mais ce sont les photographies de Mathieu Pernot qui prennent le dessus, posant alors la question de la forme. Comment figurer ces invisibles, les migrants, que l'on repousse aux frontières de notre regard, ou bien ces trop visibles, les gitans, dont a déjà une image toute faite ? Comment montrer les lieux de la relégation que sont les prisons ou les barres d'immeubles de banlieue ? Mathieu Pernot opère volontiers par séries, recourant à des compositions frontales, comme s'il fallait offrir un cadre aux marginaux de notre société et leur offrir simultanément l'occasion d'exploser le cadre. Les enfants gitans, confrontés aux règles contraignantes du photomaton, bougent, ferment les yeux, et subvertissent la notion même de photo d'identité. Les incarcérés, que l'on ne voit pas, sont figurés par les hurleurs qui leur parlent depuis l'extérieur de la prison, libérant une parole clandestine. Quant aux lieux carcéraux, Mathieu Pernot trouve, là encore, des échappatoires. De la prison de la Santé, le photographe ne garde que les herbes folles qui poussent dans les cours. Des barres de Mantes-la-Jolie ou de La Courneuve, il retient le moment où elles implosent et partent en fumée.
Organisée par séries, l'exposition peut paraître formelle de prime abord. Mais l'apparente rigidité des chapitres masque en réalité d'autres récits plus intimes, fondés sur une traversée du temps ou des chambres d'écho. L'enfant dans le photomaton est celui qui hurle quelques années plus tard pour parler à son père emprisonné, le même encore qui, adulte, prie dans la nuit devant une caravane enflammée. Les mots « rêve » ou « absence » calligraphiés par les migrants afghans dans leurs cahiers de français prolongent les photos où on les voit dormir dans un jardin public, emmitouflés comme des gisants dans leur duvet. « Il y a beaucoup de circulations possibles dans mes images et c'est important car je travaille avec des gens qui bougent, explique le photographe. Les gitans ou les migrants voyagent et se réinventent sans cesse, et j'aime l'idée que mes images se déplacent et échappent à l'idée que je m'en faisais au départ. J'aime l'idée qu'elles me résistent un peu ».
Mathieu Pernot. La traversée, jusqu'au 18 mai, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50,
www.jeudepaume.org
Catalogue : Mathieu Pernot. La Traversée, préface de Marta Gili, texte de Georges Didi-Huberman, coéd. Jeu de Paume/Le Point du Jour, 184 p., 140 ill., 35 euros
Mathieu Pernot et Philippe Artières, L'asile des photographies, jusqu'au 11 mai, La Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, 75012 Paris, tél. 01 40 01 08 81, www.lamaisonrouge.org
Catalogue : L'asile des photographies, par Mathieu Pernot et Philippe Artières, éd. Le Point du Jour, 288 p., 176 ill., 38 euros