Le Quotidien de l'Art

Steve McQueen ou la liberté à gagner

Vous n'oublierez jamais cette voix, ni la terrible histoire qu'elle expose. Dans une confession dégorgée d'une traite comme pour se décharger d'un lourd fardeau, Marcus explique comment il a accidentellement tué son jeune frère. Vingt-trois minutes d'une descente aux enfers, où il décrit par le menu le drame, les affres du remords, la tentation du suicide, le manque insurmontable. À l'écran, rien d'autre que l'image statique d'un homme allongé dont n'est visible que le crâne cicatrisé. Malgré ce dispositif d'une extrême sobriété, le spectateur se refait parfaitement le film de la tragédie dans la tête. Le refus du sensationnalisme de l'artiste britannique Steve McQueen se trouve condensé dans ce film de 2001, 7th Nov., présenté dans la magistrale rétrospective d'une vingtaine de vidéos orchestrée par le Schaulager près de Bâle. Une semblable retenue imprégnait déjà Deadpan (1997), primé par le Turner Prize. Dans ce film, l'artiste est debout, imperturbable, alors que la paroi d'une maison lui tombe dessus tout en l'épargnant grâce à une fenêtre laissée ouverte. Certains n'y ont vu qu'une reprise d'un gag du pince-sans-rire Buster Keaton. Le registre de Steve McQueen n'est pourtant pas celui du comique mais de la gravité, de la liberté à gagner, aussi ténue que soit cette victoire. La métaphore de la fenêtre ouverte illustre bien cette fragilité : même lorsqu'il pense échapper au cadre, l'artiste reste encagé.

Dans le long diaporama Once Upon a Time (qui est simultanément diffusé dans l'Arsenal à la Biennale de Venise), l'artiste diffuse 116 images puisées dans la masse de celles envoyées par la NASA dans l'espace en guise d'illustration de notre vie terrestre à l'attention des extra-terrestres. Qu'y voit-on ? Des scènes de pêche et de joyeux banquets chinois, des barbecues de poisson et des vues de nature version National Geographic. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ! Au détour de cette niaise propagande, pointe soudain une étrange photo : la représentation d'un peintre souriant à son chevalet pendant que sa compagne tisonne le feu. Cette image en dit long sur le rôle auquel toute autorité aimerait circonscrire l'artiste : un dandy confortablement installé dans son foyer, ne se piquant surtout pas de représenter le monde tel qu'il est. Or, Steve McQueen n'est pas de la famille des peintres en charentaises. Au contraire, il questionne la vision fallacieuse propagée par la NASA, si peu représentative des désarrois et tumultes terrestres. L'esperanto de la bande-son renforce d'ailleurs le grotesque des images oecuméniques. Dans Queen and country (2007), l'artiste est plus ouvertement critique, en utilisant un objet traditionnel commémoratif - le timbre - pour célébrer non une grande cause, un consensus ni une victoire, mais les soldats britanniques morts en Irak. Cet impossible mémorial détourne l'objet de sa fonction canonique et questionne le bien-fondé de cette guerre engagée sur la base d'un mensonge.

Steve McQueen dissèque les double fonds de l'histoire, ses relents colonialistes et esclavagistes comme dans Western Deep, mais aussi les dessous des images. Démonstration faite avec Giardini, film réalisé en 2009 pour le pavillon britannique à la Biennale de Venise. Que voit-on de ces jardins où s'agrègent une foule arty pendant les biennales d'art et d'architecture ? Un no man's land où une meute de chiens errants a remplacé les hordes de visiteurs, où d'invisibles insectes reprennent leurs droits, un terrain vague pasolinien propice aux rencontres masculines clandestines. Le bruit et la fureur du monde, le vacarme des supporteurs de foot et les bruits étouffés des bateaux sont tenus à bonne distance.

S'il enchâsse habilement les espaces en maniant le hors-champ, Steve McQueen sait aussi mieux que personne saisir les corps, jouer sur la fixité et le mouvement, une maîtrise palpable dans l'une de ses toutes premières vidéos, Bear (1993). Deux jeunes hommes nus, dont l'artiste, se défient dans un corps à corps qui vire à la parade amoureuse. Les protagonistes de ce mano a mano alternent intimidation et séduction, pendant que la caméra les cadre en gros plan, s'en éloigne, les floute et les ressaisit au vol dans un ballet aussi violent que charnel. Dans un film beaucoup plus récent qui sert de prologue à l'exposition, la caméra postée dans un hélicoptère tourne autour d'un corps cette fois statique, la statue de la Liberté à New York. Elle en capte les plus improbables détails, les aisselles maculées de fiente aviaire. Par la magie de l'objectif, la statue semble s'animer. Mais l'image reste chevrotante, la flamme avance et recule telle une marionnette. Comme si finalement cet emblème de la démocratie éclairée montrait ses hésitations et ses limites.

Steve McQueen, jusqu'au 1er septembre, Schaulager, Ruchfeldstrasse 19, Münchenstein, tél. +41 61 335 32 32,

www.schaulager.org

Article issu de l'édition N°396