Le Quotidien de l'Art

Politique culturelle

À Moscou, la fermeture du musée du Goulag prive les Russes de leur histoire

À Moscou, la fermeture du musée du Goulag prive les Russes de leur histoire
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Photo : Etienne Bouche.

Un message laconique s’affiche sur la page d’accueil de son site internet : depuis le 14 novembre, le musée national de l’histoire du Goulag est fermé. « Des violations des règles de sécurité incendie ont été identifiées. » L’interruption est officiellement temporaire, mais le contenu du site, lui, n’est déjà plus accessible. En Russie, le procédé est connu et bien compris. « En cherchant bien, on peut faire fermer n’importe quel bâtiment de conservation pour ce motif, y compris le musée du Kremlin », réagit Vladislav Staf, doctorant à la Sorbonne. Ce chercheur russe en exil, spécialiste de l’héritage du Goulag, pointe « une mesure de répression quasiment impossible à contester », prise dans un contexte qui ne laisse pas de place à l’ambiguïté. « Ce non-respect des règles de sécurité est signalé neuf ans après l’ouverture du bâtiment au public… L’explication avancée ne convainc personne. »

Une gêne pour les autorités

Fondé en 2001 par un ancien prisonnier des camps, le musée abrite de nombreuses archives familiales, effets personnels et photographies ayant appartenu à des victimes des répressions commises par le régime soviétique. Une relative libéralisation opérée à la mairie de Moscou lui avait permis, en 2015, de s’installer dans un vaste bâtiment entièrement réaménagé. La fermeture, une décennie plus tard, de l’unique musée d’État documentant la réalité du Goulag et la déportation des peuples d’URSS, apparaît comme le symbole amer de l’esprit du temps. « Le musée gêne avant tout les autorités fédérales qui s’emploient à ressusciter l’ancien ordre soviétique », écrit la critique d’art Irina Mak dans le journal anglophone Russia Post. À l’étranger, historiens et universitaires exilés accueillent avec consternation une décision dont la paternité reste opaque, conformément à la tradition russe.

Le musée, pourtant, suscitait des réserves dans les milieux académiques. Les critiques se concentraient sur sa frilosité : affiliée à l’État, l’institution privilégiait une approche relativement peu contrariante à l’égard des autorités. Elle s’empêchait de nommer clairement les responsables des répressions soviétiques, tout en évacuant l’embarrassant parallèle entre le passé et le présent. Deux conditions qui semblaient permettre son existence, dans un pays où la mémoire historique est confisquée par l’État. Ses initiatives étaient en revanche indiscutablement saluées : depuis quelques années, un centre de documentation accompagnait les visiteurs désireux d’entreprendre des recherches sur leurs ancêtres. L’année dernière encore, le musée convoquait des historiens de renom à l’occasion de son forum annuel – l’enregistrement de ces échanges n’a finalement jamais été mis en ligne.

La journaliste Ksenia Korobeïnikova, qui alimente une influente chaîne Telegram consacrée au monde de l’art, redoute « la mise à mort d’un des rares musées véritablement importants de Russie », qui entérinerait « la privation de notre droit à l’histoire ». En 2021, le Conseil de l’Europe lui avait décerné son Prix du Musée, récompensant des programmes « conçus pour exposer l'histoire et activer la mémoire, dans le but de renforcer la résilience de la société civile et sa résistance à la répression politique et à la violation des droits de l'homme, aujourd'hui et à l'avenir ».

L’un des derniers espaces d’indépendance intellectuelle

Au sein de l’institution, l’équipe ne se risque à aucun commentaire. « La lutte pour la survie du musée ne passera sûrement pas par une campagne médiatique, assure un ancien collaborateur en exil qui rapporte une atmosphère crépusculaire. Son acte le plus courageux est d’avoir continué son activité après l’invasion de l’Ukraine, dans des conditions épouvantables, en pensant que chaque jour pouvait être le dernier. Les visiteurs demandaient régulièrement pourquoi le musée n’avait pas encore été fermé… »

Après la dissolution de l’ONG russe de défense des droits humains Memorial et la fermeture du Centre Sakharov, c’est l’un des derniers espaces d’indépendance intellectuelle qui disparaît de la géographie moscovite. Mais pas seulement. « Le musée avait pris la tête du réseau régional des petits musées liés à la mémoire. Un réseau qui, de fait, se retrouve décapité », souligne Vladislav Staf. À l’évidence, cet assaut contre l’histoire n’en restera pas là : la pierre des Solovki (rocher provenant des îles où fut construit l'un des principaux camps de concentration soviétiques, ndlr), emblématique monument aux victimes de la terreur stalinienne, pourrait aussi disparaître, à en croire une déclaration officielle relayée début décembre dans la presse. Érigée en 1990 face au siège du KGB, elle n’a cessé d’être un point de ralliement de la société civile en Russie.

Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Photo : Etienne Bouche.
Une exposition consacrée aux victimes de la terreur stalinienne inhumées à Kommounarka au musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Une exposition consacrée aux victimes de la terreur stalinienne inhumées à Kommounarka au musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Photo : Etienne Bouche.
Une exposition consacrée aux victimes de la terreur stalinienne inhumées à Kommounarka au musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Une exposition consacrée aux victimes de la terreur stalinienne inhumées à Kommounarka au musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Photo : Etienne Bouche.
Le message qui s’affiche sur la page d’accueil du site Internet du musée du goulag indiquant que « Des violations des règles de sécurité incendie ont été identifiées ».
Le message qui s’affiche sur la page d’accueil du site Internet du musée du goulag indiquant que « Des violations des règles de sécurité incendie ont été identifiées ».
Capture d’écran. DR.
La veste d’un prisonnier du Goulag exposée au musée national de l’histoire du Goulag à Moscou.
La veste d’un prisonnier du Goulag exposée au musée national de l’histoire du Goulag à Moscou.
Celestino Arce/ZUMA Wire/Alamy Live News.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Celestino Arce/ZUMA Wire/Alamy Live News.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Celestino Arce/ZUMA Wire/Alamy Live News.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou en 2022.
© Wikimedia Commons.
Vladislav Staf.
Vladislav Staf.
DR.
Le Centre Sakharov à Moscou.
Le Centre Sakharov à Moscou.
Valery Sharifulin/TASS/Sipa USA.
Le Centre Sakharov à Moscou.
Le Centre Sakharov à Moscou.
Valery Sharifulin/TASS/Sipa USA..
La pierre des Solovki.
La pierre des Solovki.
Alamy Stock Photo
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou.
Le musée national de l’histoire du Goulag à Moscou.
ALEXANDER NEMENOV / AFP.

Article issu de l'édition N°2958