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Menace sur le Musée-mémorial du terrorisme : « Nous ne voulons ni choquer ni euphémiser »

Menace sur le Musée-mémorial du terrorisme : « Nous ne voulons ni choquer ni euphémiser »
L'ancienne école de plein air de Suresnes qui doit accueillir le Musée-mémorial du terrorisme.
Photo : Musée-mémorial du terrorisme.

Henry Rousso ne décolère pas. L'historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et membre de conseils scientifiques de divers musées (Mémorial de la Shoah, Mémorial de la Paix à Caen) a appris le 6 décembre que le Musée-mémorial du terrorisme, dont il préside la mission de préfiguration et sur lequel ses équipes travaillent depuis 2018, était remis en cause par le gouvernement démissionnaire, visé deux jours plus tôt par une motion de censure.

Alors qu'un jardin mémoriel doit être inauguré dans les mois à venir à Paris en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, l'annonce par le gouvernement de nouvelles orientations qui vident le projet de son épaisseur a été faite « unilatéralement, sans aucune consultation des responsables du projet, sans rien connaître de son avancement et sans avertir les associations de victimes du terrorisme, impliquées depuis plusieurs années dans la création de ce lieu de mémoire et d’histoire », affirme un communiqué de l'institution, qui dénonce « à quelques semaines de 2025, commémorant l’année extrêmement meurtrière de 2015 et au nom de toutes les victimes en France et des victimes françaises à l’étranger depuis plusieurs décennies, l’absurdité de l’arrêt du projet tel qu’il a été façonné depuis six ans ». Explications

Pouvez-vous revenir sur la genèse du Musée-mémorial du terrorisme ?

Le lancement du Musée-mémorial du terrorisme (MMT) a été annoncé en 2018 par Emmanuel Macron, à la suite d'un rapport remis par Elisabeth Pelsez, alors déléguée interministérielle à l’aide aux victimes. Le 11 mars 2020, le président de la République m'a remis une lettre de mission qui lançait le projet en même temps que d'autres initiatives mémorielles, dont la création de la journée nationale d’hommage aux victimes du terrorisme, le 11 mars, date de commémoration européenne en souvenir de l'attentat de la gare d'Atocha en 2004. Groupement d'intérêt public (GIP) depuis 2021, le MMT a vocation à devenir un établissement public. Le projet scientifique et culturel a été accepté par le président de la République en mars 2022. Son inauguration était prévue pour mars 2027, mais il y a du retard, car le lieu choisi, l'ancienne école de plein air de Suresnes (92), doit être restauré. Classé monument historique depuis 2002, l'ensemble de bâtiments (construits de 1932 à 1936 par Eugène Beaudouin et Marcel Lods, ndlr) est un fleuron de l'architecture française. La restauration (dont le coût est estimé à 95 millions d'euros, ndlr) doit être effectuée par Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des monuments historiques. Le musée lui-même bénéficiera d'une surface de 900 à 1 000 m2, avec un projet de scénographie du cabinet Projectiles. 

Pourquoi le gouvernement a-t-il décidé de donner un coup d'arrêt à ce projet, qui a déjà coûté 7 à 8 millions d'euros ?

Les incertitudes sont liées tant à des questions budgétaires qu'aux hésitations politiques actuelles. Pourtant, c'est un projet très important, qui n'a pas donné lieu à controverse au sein des précédents gouvernements. Le Premier ministre Gabriel Attal a répété lors de la commémoration du 11 mars dernier qu'il irait à son terme. Le musée est très attendu par les associations de victimes et les institutions internationales similaires. Il est unique au monde. Six autres sont consacrés à des actes terroristes : à New York, Oslo (dédié à l'attentat du 22 juillet 2011), Oklahoma City (le premier du genre), Vitoria-Gasteiz (sur le terrorisme basque), et Lima (consacré au Sentier lumineux). Le projet français est le seul qui soit aussi large, et qui s'intéresse au terrorisme comme processus et mode d'action dans leur dimension universelle. Il permet de sortir de la logique d'un terrorisme endogène. Nous voulons créer un lieu qui ait sa propre originalité, encourage la création artistique, etc. Nous ne faisons pas un mausolée, nous créons un lieu de vie culturelle.

Pourquoi avoir choisi ce lieu sur le mont Valérien, marqué par l'histoire de la Résistance ?

Nous n'avons pas trouvé dans Paris de bâtiment qui corresponde à ce que nous voulions. Ce lieu se libérait, et nous nous sommes dit qu'il avait du sens. L'ancienne école de plein air, qui a d'abord accueilli des enfants malades de la tuberculose, permet de faire un lien pédagogique, puisque les élèves seront un public privilégié. Par ailleurs, elle a été conçue pour accueillir des personnes qui méritaient du soin et de l'attention. Notre projet est très marqué par cette dimension puisqu'il est lié aux victimes du terrorisme, qui nous accompagnent comme parties prenantes de sa réalisation concrète. Le lien avec la Résistance est aussi un élément important, puisque nous considérons ce musée-mémorial comme une forme de résistance, par la culture, non pas au terrorisme, mais aux effets du terrorisme sur la société. Cela a suscité quelques polémiques qui, à mon avis, n'ont pas grand intérêt. 

Lesquelles ?

Certains, pour des raisons que je trouve absurdes, considèrent que nous faisons une confusion entre résistance et terrorisme. Ce à quoi nous répliquons que c'est précisément le lieu où nous expliquerons la différence. Imaginer qu'on va faire un musée pour glorifier le terrorisme est franchement ridicule.

Le projet rassemble des profils divers : historiens, politologues, muséologues, magistrats, psychologues. Comment ces personnes ont-elles été choisies ?

La mission de préfiguration est née au ministère de la Justice. Puis s'est ajoutée la dimension culturelle, afin d'imaginer le musée. Le GIP a constitué deux instances, qui nous aident à concevoir le projet avec les acteurs eux-mêmes. Le conseil scientifique et culturel du musée, qui couvre le monde entier, regroupe des personnalités d'horizons divers, puisque le terrorisme concerne aussi bien l'histoire que l'anthropologie, la sociologie, la psychologie, le droit, l'islamisme, etc. Plus original, l'observatoire d'orientation est destiné à accueillir toutes les associations françaises de victimes, quelles qu'elles soient – le périmètre du mémorial n'étant pas seulement les victimes françaises et étrangères en France, mais aussi les victimes françaises à l'étranger, comme les quatre Français qui sont morts au World Trade Center le 11 septembre 2001. Un groupe de travail réuni avec les associations de victimes a défini un cahier des charges pour l'œuvre-mémorial qui doit être réalisée dans le cadre du 1 %. L'observatoire comprend également des personnalités qualifiées, comme Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, Pauline Bebe, rabbine libérale, Brigitte Cholvy, théologienne catholique, le médecin urgentiste Patrick Pelloux ou François Molins, ancien procureur de la République. 

La définition même du terrorisme est aujourd'hui un sujet brûlant. Comment y répondez-vous ?

Notre thématique couvre environ 50 ans d'histoire du terrorisme, depuis la fin des années 1960. L'exposition principale débute par une rétrospective historique qui commence en 1794, avec un élément extrêmement précis : la première occurrence du mot « terroriste » dans la langue française, qui désignait alors les partisans de Robespierre. Puis sous le régime de Vichy est édictée une loi qui utilise le mot pour qualifier ses adversaires, c'est-à-dire les résistants. On a beaucoup hésité ensuite en France à réemployer le terme, à cause de ces ambiguïtés. Jusqu'à la loi de 1986 qui définit la notion de terrorisme, après que le pays a subi des vagues d'attaques importantes, des « années de plomb » aux attentats du Hezbollah. Ce n'est plus simplement un crime : on ne juge plus un terroriste de la même manière qu'un autre criminel, on crée une cour d'assises spéciale, etc. S'il est un phénomène très ancien, le terrorisme contemporain a des caractéristiques propres. Il considère le globe entier comme un champ de bataille, depuis les premiers détournements d'avions de lignes du Front populaire pour la libération de la Palestine ou les actions des Brigades rouges. Le parcours couvrira toutes les formes de terrorisme : d'extrême gauche, d'extrême droite, régionaliste (comme en France ceux des indépendantistes corses, les plus nombreux mais peu meurtriers), djihadiste, et aussi le terrorisme d'État. La terreur, c'est la volonté de faire peur. Elle est universelle et n'est pas l'apanage des groupes terroristes. Des États, notamment dans les guerres, ont pu pratiquer la terreur : la France à Vichy, et sur un plan militaire en Indochine et surtout en Algérie. Mais nous ne nous intéressons pas au terrorisme de guerre parce qu'il faudrait parler de presque toutes, et cela élargirait le sujet de telle sorte que nous ne pourrions plus traiter le nôtre. Nous évoquerons l'attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre 2023, et les réactions d'Israël, pays qui a été touché, qui relèvent de la terreur militaire. Mais notre sujet, c'est d'abord la violence de guerre en temps de paix, comme en France en 2015. 

Que montrer dans un musée qui souhaite allier l'exigence scientifique, nécessaire à l'analyse d'un phénomène contemporain, et l'aspect mémoriel, chargé d'affects et d'émotions ?

Quand on fait un musée sur un sujet comme celui-là, la question est de savoir quelle est la plus-value pour les visiteurs : que vont-ils voir de plus qu'ils ne peuvent pas trouver dans les journaux ? La réponse : les objets, l'expérience sensorielle. Nous allons exposer des dessins d'enfants, victimes de l'attentat de Nice, le 14 juillet 2016, des œuvres réalisées par des personnes traumatisées dans une démarche d'art-thérapie – certains étant déjà artistes, comme Coco, la dessinatrice de Charlie Hebdo, rescapée de l'attentat du 7 janvier 2015. Il y a aussi des dons d'artistes, notamment de photographes, et nous souhaitons lancer des commandes spécifiques. Dans nos collections, les séries judiciaires sont une innovation importante. Nous avons obtenu du tribunal judiciaire de Paris de récupérer tous les scellés d'affaires terroristes closes, qui sont normalement détruits – on considère que ces objets, qui ne sont pas des archives, n'ont pas de valeur patrimoniale. Cela a posé des questions juridiques, mais les magistrats du tribunal de Paris et du parquet national antiterroriste ont tout de suite compris l'intérêt de garder ces scellés dans un cadre historique et pédagogique. Nous aurons aussi une section sur les effets sociaux du terrorisme, la surveillance, les médias, et il y aura des expositions temporaires, par exemple sur la guerre d'Algérie, l'art et le terrorisme, mais aussi une programmation culturelle, des rencontres, colloques…

Parmi les 2000 objets déjà collectés, il y a par exemple une table du restaurant La Belle Équipe, où 21 personnes ont été tuées le 13 novembre 2015. Pourquoi ? 

Les associations de victimes sont une des principales sources d'objets, et nous sollicitent de plus en plus. Ces objets, parfois, n'ont pas un intérêt immédiat, et nécessitent un contexte. La table et la chaise de La Belle Équipe gardent des impacts de balles. On a aussi une guitare inachevée, qui était en cours de réalisation par un luthier qui a été tué au Bataclan. Sa famille nous l'a donnée. Cela dit tout simplement une vie brisée, arrêtée, et c'est aussi une référence au concert qui avait lieu ce soir-là. Nous avons aussi le matériel d'enregistrement de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, journaliste et technicien de RFI tués en 2013 au Mali par un commando d'al-Qaïda. Cela permet d'évoquer le fait que les journalistes, mais aussi les policiers, magistrats et enseignants, sont des cibles privilégiées.

Le risque n'est-il pas que certains de ces objets soient fétichisés ?  

La question nous a été posée, elle fait partie de notre quotidien. Tous les musées consacrés aux guerres, à la Shoah, etc., ont des éléments qui entrent dans cette catégorie, notamment des armes. Il y a déjà une longue expérience de la présentation de ce type d'objets, afin d'éviter toute forme de sacralisation. Quelques armes seront exposées pour expliquer les modes opératoires, mais elles ne seront pas visibles de prime abord : il faudra ouvrir un tiroir, par exemple. Une vraie attention est apportée sur un principe exprimé en termes scientifiques et culturels : nous ne voulons ni choquer ni euphémiser. La plupart des associations de victimes disent qu'il faut montrer la violence, que le visiteur ait une idée de ce que peut être cette violence terroriste, les effets et blessures qu'elle produit. Le 13 novembre, ce ne sont pas juste des gens tués ou blessés, c'est un champ de bataille en plein Paris. Il faut le restituer, pour sensibiliser le public, avec un récit, un contexte, des précautions.

Vous parlez de projet « expérimental ». Est-il évolutif ? 

Oui, car le sujet évolue. Dans le pavillon d'actualités ne seront pas uniquement évoqués les actes terroristes. Nous aurions ainsi pu y aborder cette année la présence de victimes d'attentats aux Jeux paralympiques. Il faut expliquer le terrorisme. Il produit une incompréhension et une sidération que nous voulons atténuer. Ce lieu donnera une épaisseur, une profondeur historique à ces phénomènes, expliquera d'où ils viennent, et pourquoi ils ne sont pas inéluctables – il faut parler aussi des attentats déjoués, de ce qui est invisible dans l'histoire du terrorisme, sans dévoiler bien sûr le secret d'État. Nous allons continuer à nous battre pour que ce lieu existe.

Les victimes réagissent à la menace qui pèse sur le projet de MMT.

Henry Rousso.
Henry Rousso.
© Natacha Nisic.
Noëlle Herrenschmidt, Croquis d’audience, 24 août 2021, papier canson, aquarelle, mine de graphite.
Noëlle Herrenschmidt, Croquis d’audience, 24 août 2021, papier canson, aquarelle, mine de graphite.
Collections du Musée-mémorial du terrorisme.
Noëlle Herrenschmidt, Croquis d’audience, 24 août 2021, papier canson, aquarelle, mine de graphite.
Noëlle Herrenschmidt, Croquis d’audience, 24 août 2021, papier canson, aquarelle, mine de graphite.
Collections du Musée-mémorial du terrorisme.
Noëlle Herrenschmidt, Croquis d’audience, 24 août 2021, papier canson, aquarelle, mine de graphite.
Noëlle Herrenschmidt, Croquis d’audience, 24 août 2021, papier canson, aquarelle, mine de graphite.
Collections du Musée-mémorial du terrorisme.
Plateau de table et deux chaises provenant de la terrasse du restaurant La Belle Equipe Bois, Début du XXIe siècle, métal.
Plateau de table et deux chaises provenant de la terrasse du restaurant La Belle Equipe Bois, Début du XXIe siècle, métal.
Don de Grégory Reibenberg. Collections du Musée-mémorial du terrorisme.
Le mémorial et musée du 11 septembre 2001 à New York.
Le mémorial et musée du 11 septembre 2001 à New York.
Courtesy of the 9/11 Memorial & Museum.
Le mémorial et musée du 11 septembre 2001 à New York.
Le mémorial et musée du 11 septembre 2001 à New York.
Courtesy of the 9/11 Memorial & Museum.
Enregistreur Nagra, seconde moitié du XXe siècle, acétate, métal, papier, coton, velours, cuir, plastique.
Enregistreur Nagra, seconde moitié du XXe siècle, acétate, métal, papier, coton, velours, cuir, plastique.
Don de l’Association des amis de Ghislaine Dupont et de Claude Verlon. Collections du Musée-mémorial du terrorisme.
Montre sous scellé de justice, Seconde moitié du XXe siècle, métal, plastique.
Montre sous scellé de justice, Seconde moitié du XXe siècle, métal, plastique.
Don du Tribunal Judiciaire de Paris. Collections du Musée-mémorial du terrorisme.
Romain Naufle, Guitare acoustique inachevée, bois, métal, 2015.
Romain Naufle, Guitare acoustique inachevée, bois, métal, 2015.
Don de Doriane, Patricia et Bernard Naufle. Collections du Musée-mémorial du terrorisme.

Un hommage spontané aux victimes de l’attentat du Bataclan le 13 novembre 2015 à Paris.
Un hommage spontané aux victimes de l’attentat du Bataclan le 13 novembre 2015 à Paris.
Perry van Munster / Alamy / Hemis.
Un hommage spontané aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 sur la place de la République à Paris.
Un hommage spontané aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 sur la place de la République à Paris.
ZUMA Press, ZUMA Press, Inc. / Alamy / Hemis.
Un hommage spontané aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 sur la place de la République à Paris.
Un hommage spontané aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 sur la place de la République à Paris.
ZUMA Press, ZUMA Press, Inc. / Alamy / Hemis.

Article issu de l'édition N°2953