Le Quotidien de l'Art

Expositions

Pourquoi les noms de rues entrent au musée 

Pourquoi les noms de rues entrent au musée 
Le musée Carnavalet à Paris.
GARDEL Bertrand / hemis.fr.

La toponymie d’une ville est révélatrice de son histoire, mais aussi de son rapport au passé. C’est le cas à Paris avec la désormais caduque avenue Bugeaud, figure controversée de la colonisation de l'Algérie, dont les plaques vont rejoindre le musée Carnavalet. Des changements rares, qui représentent des enjeux symboliques importants. 

Gravés dans la pierre ou inscrits sur des plaques émaillées, les noms de rue ponctuent à travers les époques le paysage mémoriel d’une ville. Plus discrets que les surplombantes statues à l’effigie de figures historiques, ils n’en restent pas moins pour certains un enjeu mémoriel, politique, voire idéologique. Ainsi à Paris, dans le 16e arrondissement, l’avenue Bugeaud est devenue le 24 octobre l’avenue Hubert-Germain. La mairie, suite au vote du Conseil de Paris du 11 juillet 2024, a décidé de la débaptiser « en raison du rôle néfaste joué par le maréchal Thomas Robert Bugeaud, coupable de ce qui serait aujourd'hui qualifié de crimes de guerre dans les années 1830-1840 en Algérie. À l’inverse, Hubert Germain, dernier compagnon de la Libération et ancien résistant (décédé en 2021, ndlr), se voit honoré par la ville ». 

Les deux anciennes plaques de l’avenue rejoindront les collections du musée Carnavalet-Histoire de Paris, où l’objectif sera d'« expliquer aux Parisiennes et aux Parisiens le processus qui a conduit à cette décision », précise la mairie, tandis que sur place est prévu un texte expliquant le contexte historique. La décision de la Ville de Paris a néanmoins fait face à des critiques, étant notamment qualifiée de « grave erreur politique » par le maire de l’arrondissement Jérémy Redler (LR). La mairie a relativisé en insistant sur son caractère exceptionnel, comptant cinq débaptisations de rues depuis 2001, et rappelé le long processus impliquant différents acteurs (élus, chercheurs, associations). 

Une approche différente a été adoptée récemment par le Conseil de Paris dans le cas de la rue de Laghouat, située dans le 18e. Il a été décidé non pas de changer son nom, mais de modifier le sens de l’hommage. « La rue, qui rappelait auparavant la mémoire de la conquête coloniale sanglante de cette ville algérienne en 1854, rendra désormais hommage aux habitants qui ont été massacrés », explique la mairie. Une plaque explicative a été dévoilée le 4 décembre. Dans tous les cas de figure, ces pratiques hautement symboliques ne sont pas un phénomène récent. « La nomenclature d’une ville n’est pas figée, rappelle Laurence Patrice, adjointe à la maire de Paris en charge de la mémoire et du monde combattant. Rebaptiser des rues à Paris s'est toujours fait au fil du temps. »

Une histoire ancienne

L’histoire d’une ville s’écrit et se lit ainsi autant dans les noms de voies existantes que de celles devenues caduques (pour rappel, c’est à partir du XVIe siècle que des dénominations à caractère politique remplacent progressivement les toponymes urbains qui faisaient surtout référence à la fonction du lieu ou à des corps de métiers). Le rôle d’un musée de ville est notamment de préserver et transmettre cette histoire. Dans ce sens, Jules Cousin, conservateur du musée Carnavalet de 1880 à 1895, rédigea dès 1877 un rapport sur l’histoire de la dénomination des voies publiques et des rues débaptisées de Paris. « La question autour des noms de rue et des personnes honorées dans l’odonymie (branche de la toponymie qui s'intéresse aux noms de voies, ndlr) est un débat ancien », confirme Juliette Tanré-Szewczyk, chargée des sculptures et du patrimoine architectural et urbain à Carnavalet. Des noms qui changent régulièrement à la faveur de bouleversements politiques. « Particulièrement au XIXe siècle, où chaque régime politique supprime les noms mis en place par le régime précédent : la rue Charles-X est supprimée lors de la Restauration et sous le Second Empire, on rétablit les hommages napoléoniens supprimés par la Deuxième République de 1848 », énumère la conservatrice. La dénomination des rues représente alors un tel enjeu politique qu'en 1870, des Parisiens collèrent des papiers sur les plaques de la rue du Dix-Décembre (jour de l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848) pour lui donner le nom toujours en cours de Quatre-Septembre (proclamation de la IIIe République). 

Au musée d’histoire de la ville de Marseille, la question des toponymes urbains occupe une place tout aussi centrale. « La mémoire collective est en partie prise en charge dans l’espace public par les noms attribués aux rues », observe Emmanuel Laugier, responsable des collections contemporaines. Marseille a elle aussi vu ses artères changer de nom au cours de l'histoire : l’emblématique rue de la République fût nommée rue Impériale sous le Second Empire, et l'un des quais du Vieux Port prit le nom du Maréchal Pétain entre 1941 et 1944, sous le régime de Vichy. Début 2024, l’ancienne voie marseillaise au nom du maréchal Bugeaud a été renommée par décision de la Ville en hommage à Ahmed Litim, « tirailleur » algérien mort pendant la libération de Marseille en 1944, alors qu’il était enrôlé dans les troupes coloniales françaises. Pour sa part, le musée commence à se pencher sur l’histoire coloniale de la ville et son rôle dans la traite des esclaves, ainsi que la façon dont ce passé encore inavoué se manifeste dans l’espace public. « À Marseille, le fait colonial est un sujet problématique. Nous avons essayé de nombreuses fois d’en parler sans forcément être suivis, relève Emmanuel Laugier. Mais le parcours permanent du musée va bientôt abriter Mars-IMPERIUM, projet de recherche transdisciplinaire rassemblant un collectif de chercheurs qui abordent le fait impérial à Marseille comme histoire et mémoire coloniales. » 

Vers une transformation sociale ?

Ces exemples (on peut également citer le musée d’Aquitaine à Bordeaux, le musée d’histoire de Nantes, ou le musée de l’histoire de l’immigration à Paris) montrent la complémentarité qui peut exister entre l'action des municipalités dans l’espace public et la prise en charge de sa dimension historique par les musées d’histoire ou de société. Depuis quelques années, et après une longue période de silence, les parcours permanents intègrent la période coloniale et la question de l’esclavage, avec la volonté de faire face à ce passé dans un but pédagogique et citoyen.

D’autres questions d’ordre sociétal, concernant les femmes oubliées de la mémoire collective ou les violences sexistes et sexuelles, ne sont pas en reste. Plusieurs villes se sont engagées dans une démarche de féminisation des noms de rues et des espaces publics. Ainsi Lyon va prochainement inaugurer le parvis Judith Heumann, militante américaine des droits des personnes handicapées. La Ville a aussi récemment décidé, selon un communiqué, « en cohérence avec son engagement résolu dans la lutte contre toutes formes de violences sexistes et sexuelles, de retirer à titre exceptionnel le nom “Abbé Pierre” de son espace public », suite aux révélations des viols et agressions commis par l'homme d'Église sur une vingtaine de femmes. Toutes ces actions et prises de position semblent aller dans le sens d’un progrès quant aux valeurs qui seraient portées par ces villes, même si elles ne garantissent pas la profonde transformation de la société. 

Le musée Carnavalet à Paris.
Le musée Carnavalet à Paris.
© Pierre Antoine.
Laurence Patrice.
Laurence Patrice.
© Ville de Paris.
Jérémy Redler.
Jérémy Redler.
© Ville de Paris.
Inauguration de l'avenue Hubert Germain dans le 16ème arrondissement le 14 octobre 2024.
Inauguration de l'avenue Hubert Germain dans le 16ème arrondissement le 14 octobre 2024.
© Henri Garat / Ville de Paris.
A Paris, dans le 16e arrondissement, l’avenue Bugeaud est devenue le 24 octobre l’avenue Hubert-Germain.
A Paris, dans le 16e arrondissement, l’avenue Bugeaud est devenue le 24 octobre l’avenue Hubert-Germain.
© Henri Garat / Ville de Paris.
La rue Ahmed Litim à Marseille.
La rue Ahmed Litim à Marseille.
© X / Laurence Mildonian.
Anonyme, Ancienne plaque de la rue des Boucheries, 18ème siècle.
Anonyme, Ancienne plaque de la rue des Boucheries, 18ème siècle.
CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris.
Anonyme, Ancienne plaque de la rue de la Ferronnerie, 18ème siècle.
Anonyme, Ancienne plaque de la rue de la Ferronnerie, 18ème siècle.
CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris.
Anonyme, Ancienne plaque de la rue des mauvais garçons, 18ème siècle.
Anonyme, Ancienne plaque de la rue des mauvais garçons, 18ème siècle.
CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris.
Le parvis Judith Heumann inauguré le 3 décembre 2024 à Lyon.
Le parvis Judith Heumann inauguré le 3 décembre 2024 à Lyon.
© X / Laurent Bosetti.
Juliette Tanré-Szewczyk.
Juliette Tanré-Szewczyk.
DR.
Emmanuel Laugier.
Emmanuel Laugier.
DR.
Le musée d’histoire de la ville de Marseille.
Le musée d’histoire de la ville de Marseille.
RIEGER Bertrand / hemis.fr.
La plaque de la rue de Laghouat dans le 18ème arrondissement à Paris inaugurée le 4 décembre 2024.
La plaque de la rue de Laghouat dans le 18ème arrondissement à Paris inaugurée le 4 décembre 2024.
© X / Eric Lejoindre.
L’inauguration de la rue de Laghouat dans le 18ème arrondissement à Paris le 4 décembre 2024.
L’inauguration de la rue de Laghouat dans le 18ème arrondissement à Paris le 4 décembre 2024.
© X / Eric Lejoindre.

À lire aussi


Édition N°2952 / 12 décembre 2024

2,5 millions €

Le montant des travaux au musée des Beaux-Arts de Quimper 

Par Françoise-Aline Blain


Le Kunstforum menacé de fermeture
Article abonné

Avec le Palazzo Citterio, la Pinacothèque de Brera change de dimension
Article abonné

Article issu de l'édition N°2948