Vous avez passé un an à Rome, à la Villa Médicis. Comment avez-vous utilisé ce temps et quels furent vos projets de recherche ?
Laure Cadot : Cette année m’a permis une prise de recul nécessaire sur mon métier. Je venais pour faire le point sur ma pratique, mon rapport aux restes humains et aux matériaux organiques et produire une matière à transmettre renouvelée. Je me suis retrouvée seule face à moi-même et dans le même temps, à vivre au quotidien avec 15 autres pensionnaires aux personnalités et pratiques très éclectiques. Toutes ces personnes, avec leurs profils très différents (artistes, commissaires d’expositions, chercheurs, auteurs…, ndlr), font de la recherche chacun à leur manière. Les échanges que nous avons eus m’ont ouvert de précieuses perspectives. En plus de recherches bibliographiques, j’ai pu rencontrer et mener des entretiens avec des conservateurs, restaurateurs, anthropologues ou archéologues italiens afin de comparer les approches entre nos deux pays. Avant cette année, je n’avais pas encore mis les mots sur une question qui me paraît aujourd’hui essentielle : quel est notre rapport, mon rapport sensible aux corps patrimonialisés ? Cette question du sensible et des émotions, complètement occultée par la dimension scientifique de ma discipline, est pourtant un pilier fondamental de l’émerveillement et du questionnement propres au musée.
Comment travaille-t-on sur des restes humains ? Y a-t-il une éthique spécifique qui incombe au restaurateur qui travaille sur les corps patrimonialisés ?
L.C. : On ne travaille ni plus ni moins qu’avec les mêmes outils intellectuels et connaissances scientifiques propres à la conservation-restauration qui s’appliquent dans d’autres spécialités. À ceci près qu’il ne s’agit pas d’objets mais de sujets, d’individus ou de fragments d’individus. La prise de conscience de la nature humaine est fondamentale, de mon point de vue, même si ça n’est pas toujours évident face à des dépouilles très fragmentaires ou à l’inverse à une grande quantité d’ossements. Mes 16 ans de pratique sur le terrain m’ont permis de valider la pertinence de la démarche de conservation-restauration appliquée à ce champ spécifique. Quand je travaille sur un corps, j’essaie de voir quelles sont les traces laissées par mes prédécesseurs. Ces traces parlent toujours d’un ressenti, d’une considération de leur part qui me fait réfléchir sur l’empreinte que je vais laisser moi-même. Ces derniers mois, j’ai ainsi beaucoup pensé à ma propre distance par rapport à mon travail. Il faut ré-humaniser les collections patrimoniales de restes humains et ne pas tomber dans un systématisme. Notre devoir est de veiller à la conservation de ces corps dans la dignité et d’adopter le geste le plus juste et le plus respectueux possible pour répondre à notre mission de conservation et de transmission.
Comment ne pas tomber dans l’écueil de l’automatisme ?
L.C. : Je m’applique à alterner les chantiers de conservation-restauration d’objets avec ceux de restes humains ou matériaux organiques. Ça permet d’éviter une lassitude qui pourrait engendrer un rapport désincarné aux corps. Pour l’exposition de fin de résidence de la Villa Médicis, j’ai fait ce que j’appelle une expérience phénoménologique, c’est-à-dire que j’ai voulu vivre l’expérience de « devenir crâne » moi-même. J’ai passé un scanner en milieu hospitalier pour ensuite imprimer en 3D mon propre crâne. Le moment où j’ai réalisé la patine dans mon atelier de la Villa a été un vrai moment d’introspection. Je me suis retrouvée à me poser des questions aussi saugrenues que : « Quelle est la couleur de mon crâne ? » À mesure que je poussais la teinte vers l’illusionnisme, j’ai fini par me projeter pleinement dans ce crâne. Puis je suis allée prendre une série de photographies dans différents endroits de la Villa Médicis, comme une sorte de jeu avec moi-même qui, d’ordinaire, n’aime pas trop être prise en photo. Pour l’exposition de fin de résidence, je me suis demandé comment présenter le crâne : je ne voulais pas de socle qui rappelle trop les conventions de présentation des objets. Il était à la fois question de montrer une recherche, tout en exposant une partie intérieure de mon propre corps – reproduite en plastique –, ce qui n’est pas évident. Qu’est-ce qu’on donne à voir quand on expose des restes humains ? Qu’est-ce qu’on prend, qu’est-ce qu’on apprend de l’autre quand on l’expose de la sorte ?
Les musées français possèdent beaucoup de restes humains dans leurs collections. Est-ce selon vous toujours pertinent de les présenter au public, et comment le faire ?
L.C. : C’est une réflexion très actuelle au sein des institutions. Aujourd’hui, le musée est l’un des seuls endroits, dans nos sociétés occidentales, où l’on peut être au contact d’un cadavre. Un contact « accompagné » par une muséographie, des explications. En ce sens, il peut avoir un rôle à jouer dans une forme d’éducation à la mort, là où elle reste encore un véritable tabou. Mais il est important de se demander ce que l’on montre, pourquoi et comment on le montre, et de prendre également en considération les voix des communautés qui attachent d’autres valeurs et d’autres usages à ces dépouilles. Par ailleurs, il est essentiel aussi de prendre en compte la sensibilité des publics, ce qui est de plus en plus le cas dans les musées. C’est un équilibre subtil à trouver entre l’attention pour les morts et celle pour les vivants.