Dans Dahomey, vous mêlez plusieurs formes discursives pour traiter le sujet complexe des restitutions : le fantastique, le documentaire, le débat. Pourquoi cette combinaison ?
Avant de parler de la forme, je revendique la dimension politique du geste. Donner une forme inattendue et libre à la question des restitutions, c'est politique. Les restitutions ne doivent pas être appréhendées seulement par les politiciens, les universitaires ou le milieu de l'art. J'en avais assez que ce soit un sujet seulement dans ces milieux très renfermés sur eux-mêmes. Le film redistribue cette question à la société civile, en l'occurrence aux étudiants béninois que j'interroge, pour que le débat leur soit rendu, qu'ils et elles puissent se le réapproprier, et que cette histoire soit enfin abordée du point de vue africain. En tant que cinéaste, je ne souhaitais pas faire un documentaire didactique qui remette en perspective un contexte historique, mais proposer une œuvre de cinéma, une œuvre d'art, qui interroge les restitutions sous le plus de dimensions possibles : politique, symbolique, spirituelle, philosophique, sociale.
Comment s'est enclenché le processus ?
Avant d'entreprendre le film en 2021, j'avais en tête une fiction. Je voulais raconter l'histoire d'un masque qui parlerait à la première personne de son épopée, entre le moment de son pillage à la fin du XIXe siècle, jusqu'à son rapatriement que j'imaginais dans le futur, en 2070. Quand j'ai commencé à filmer le retour des objets du Bénin, j'étais très imbibée par cette fiction. Je n'érige pas de frontière entre le documentaire et la fiction. Pour moi, ce sont des stratégies différentes de mise en scène, plutôt que de format final. Ici le processus était documentaire, puisque c'est un événement que je n'ai pas moi-même initié. Il a été provoqué par des hommes politiques : Patrice Talon (président de la république du Bénin, ndlr) qui demande, Emmanuel Macron qui accepte enfin de restituer. Donc je me suis adaptée, avec ma mise en scène, à un événement qui existait. Mais ça n'est pas pour autant un documentaire, parce que je ne filme pas de manière objective. Il y a une subjectivité, un point de vue. D'abord celle des œuvres auxquelles, selon moi, il fallait rendre une voix, une histoire, celle de la dépossession. C'est donc aussi un manifeste.
À propos de cette voix, le film est entrecoupé de séquences lors desquelles une statue, qu'on imagine être celle de Ghézo, roi du Dahomey, parle à la première personne en langue fon. Il est situé dans une obscurité totale. Pourquoi ?
Parce que c'est la réalité de la façon dont est traité, conservé dans les musées européens le patrimoine, notamment africain. Certaines œuvres sont exposées, visibles aux visiteurs, d'autres sont stockées dans des sous-sols. La métaphore carcérale, c'est un cliché pour le milieu universitaire qui a travaillé sur ces questions. Mais très peu de gens ont conscience que des centaines de milliers d'œuvres sont stockées dans les musées, dans le noir, et sont indisponibles, invisibles au regard.
Quel rapport avez-vous aux musées ? Y allez-vous souvent ?
Pas vraiment.
Pourtant les scènes tournées au Quai Branly témoignent d'une grande proximité. Vous filmez au plus près les œuvres et les régisseurs qui les mettent en caisses, dont les gestes tiennent autant du soin que de l'emprise. Cela révèle quelque chose du musée dans sa conception occidentale, qui à la fois protège et enferme.
Tout à fait. Pour moi, cela évoque plus encore l'univers carcéral ou les violences policières. On voit une œuvre entourée par six mains, dont une sur sa tête, avec une lampe torche qui l'ausculte. Là, j'ai eu l'impression de voir un corps qui se fait fouiller.
On songe également à l'esclavage, et à la manière dont les corps des personnes esclavagisées ont été manipulés, traités comme des objets. Toutes proportions gardées, il y a également une forme de violation du sacré dans ce moment auquel le public n'assiste jamais.
Il est impossible, à moins d'être très déconnecté de sa propre histoire, de ne pas penser dans cette scène à la traite négrière, à l'histoire coloniale, à ce que subit en France aujourd'hui la jeunesse afro-descendante de la part de la police... C'est une seule et même histoire coloniale, celle d'un pillage. Mon rôle, en tant que metteure en scène dans ce moment précis, c'est de choisir un angle qui rende visible ce spectre colonial. La relation muette entre les conservateurs et les techniciens, leur manière d'entrer en relation physique avec les œuvres, toute cette chorégraphie révèlent les stigmates de cette histoire. Si dans cette séquence vous pensez à l'esclavage, ou moi à un jeune homme noir ou arabe en train d'être fouillé, alors qu'aucun sous-titre ne l'explique, c'est justement parce que l'un des sujets du film est le fait que l'histoire coloniale imbibe de nombreuses situations et se manifeste au présent sous diverses formes, visibles et invisibles.
Ce personnage, une fois passé de la France au Bénin, dit : « Je ne m'arrêterai plus, je suis le visage de la métamorphose, je me vois à travers vous. » On comprend alors que ce voyage retour a déclenché quelque chose.
La marche irréversible, c'est le débat suscité par la restitution au sein de la jeunesse béninoise, que l'on voit s'exprimer en agora à l’université d’Abomey-Calavi. En France, le patrimoine africain spolié est encore soumis, malgré le retour des 26 œuvres, à un cadre juridique hérité de l'histoire coloniale, le statut d'inaliénabilité. C'est pourquoi il était important, pour élargir le débat, de saisir cette opportunité du retour des trésors du Dahomey. J'ai peu d'illusions sur des avancées concrètes en la matière en France… Mais en Afrique, l'événement a donné un nouvel essor à la question de la restitution, que beaucoup avaient mise de côté. La vocation du film est de saisir cette opportunité pour générer un débat au-delà de la sphère d'experts, depuis le continent africain, depuis la jeunesse et les étudiants béninois en particulier. Cette dimension irréversible du « Je ne m'arrêterai plus » est un appel à rester éveillé à nos enjeux de justice, à s'en emparer par le débat.
Ce « je » est très collectif.
Il est très ample. Ce personnage, c'est toute une communauté d'âmes. Cette « voix des trésors » parle au-delà des 26 œuvres. Elle fait référence aux hommes et aux femmes déportés pendant la traite négrière. C'est à chaque spectateur de s'identifier en fonction de son histoire, de son imaginaire – au sein de la communauté afro-descendante, personne ne l'imagine comme une statue qui parle. Cette histoire fait directement écho à la nôtre et aussi à la vôtre. Elle parle même au corps noir des jeunes en France et à ce qu'il représente dans le paysage français.
Une fois arrivées à Cotonou, les œuvres sont installées. Un membre de l'équipe du musée murmure un chant à l'une d'elles, il entre dans un dialogue. On n'est plus alors dans un rapport d'emprise, une distance saine s'installe, qui permet à la statue de vivre par elle-même.
On comprend que c'est une relation différente que celle que l'on voyait au Quai Branly, une relation retrouvée. C'est un moment qui parle de lui-même.
Le fantastique s'invite par petites touches : la lumière, l'océan (encore), et en particulier la voix gutturale de la statue, à la fois futuriste et hors du temps. En tant que plasticienne (Mati Diop est passée par le Pavillon du Palais de Tokyo et Le Fresnoy, ndlr), vous intéressez-vous à l'afro-futurisme, en art ou en littérature, qui influence beaucoup les jeunes artistes ?
Je ne revendique pas une appartenance à ce mouvement. Je n'apparente pas à un courant la dimension surnaturelle, fantastique ou la science-fiction de mes films. Mais un roman m'a beaucoup marquée – je ne sais pas si son autrice le considère comme afro-futuriste –, c'est Rouge impératrice de Léonora Miano (Grasset, 2019, ndlr). On est plongé dans le futur, dans une Afrique qui aurait achevé son processus de décolonisation. Cette expérience a beaucoup agi sur mon imaginaire. Le débat dans le film est de l'ordre d'un engendrement du futur, de l'anticipation, c'est un déclencheur. C'est à la fois tout à fait réel, puisque chaque parole d'étudiant leur appartient, mais c'est aussi une fabrique de l'avenir qui ouvre des champs de réflexion.
À la fin, la joie du débat se mêle à la colère, la frustration. Comment retranscrire cela ?
Je trouve que le débat génère surtout beaucoup de complexité. Personne n'est d'accord. Il réveille des sentiments patriotiques chez certains, révèle le gouffre d'une histoire non transmise à d'autres, mais aussi la dimension néolibérale du pouvoir en place qui politise cette question à des fins économiques et néglige la dimension sociale de transmission, ou encore la lucidité sur les intérêts politiques de la France et le fait qu'il reste encore des milliers d'œuvres à rendre. La réappropriation de la question génère beaucoup de force, redonne aux personnes une capacité d'agir. La restitution des 26 objets aurait pu se limiter à un simple enjeu diplomatique, mais ce sont plutôt les œuvres qui sont générées autour de cette restitution qui restituent de la puissance, de la forme de vie. Ça n'est pas la restitution en soi qui importe, c'est ce qu'on en fait, en la réinscrivant dans le corps social.