Inaugurée dans le cadre de l’événement #TheOFFisON, qui a animé le tissu artistique de Dakar en lieu et place de la biennale reportée de mai à novembre 2024, l’exposition « Flux ramifiés. Esquisses de parentés » est l’un des moments phares de cette saison. Organisée par le collectif Re-connecting « Objects », elle se tient jusqu’au 15 septembre 2024 au musée Théodore Monod de l’Institut fondamental d'Afrique noire (IFAN), connu pour l’ampleur de sa collection d’objets anciens provenant de toute l’Afrique de l’Ouest. Depuis sa construction en 1931, ce musée ethnographique témoigne de l’histoire des sciences et de l’obsession coloniale pour la taxonomie, comme en atteste la variété des espèces végétales de ses jardins.
Le projet de recherche transfrontalier Re-connecting « Objects » réunit une vingtaine de chercheurs et d’artistes africains et européens (parmi lesquels Bénédicte Savoy, Ciraj Rassool, Lotte Arndt, El Hadji Malick Ndiaye, ndlr), dont les matières de réflexion convergent autour des questions muséologiques les plus contemporaines. Alors que la restitution des artefacts culturels africains occupe une place grandissante dans l’actualité, le collectif étudie la manière dont ces restitutions pourraient davantage prendre forme de justice réparatrice et transformative. Pour ce faire, Re-connecting « Objects » interroge les fondements des institutions muséales comme véhicules de récits impérialistes, et cherche à y insuffler de nouveaux imaginaires politiques.
Une histoire qui se renouvelle
L’exposition « Flux ramifiés » propose de transformer notre perception des objets qui cohabitent de force dans les réserves du musée Théodore Monod depuis près d’un siècle. Devenus de véritables « habitants », ils y ont tissé des liens, des « parentés » formant « un ensemble de corps de savoirs animés », comme l’écrit Kany Ndiaye Sarr, curatrice de (M)BOKK (parent en wolof, ndlr), le centre de ressources de l’exposition. Riche en ouvrages, vidéos et podcasts, cette documentation se poursuit avec l’installation inédite Survival Kit de la curatrice Ken Aicha Sy, qui rassemble des archives précieuses sur les artistes-activistes du Laboratoire Agit’Art (groupe fondé en 1974 à Dakar par les artistes Issa Samb, El Hadji Sy et le cinéaste Djibril Diop Mambéty, ndlr) et qui rend hommage à Younousse Seye, première femme sénégalaise reconnue comme plasticienne professionnelle.
L’exposition s’ouvre avec deux installations sonores qui donnent le ton. La première, Porter le deuil des morts (2024), conçue par Sophie Schasiepen, est une série d’entretiens avec des artistes, chercheurs et activistes provenant du Sénégal à la Nouvelle-Zélande, en passant par le Cameroun et le Zimbabwe. Ils reviennent sur les douloureux récits de dépouilles humaines dépossédées et emportées dans les musées européens contre le gré des populations locales. La seconde installation, Simba Mbili (2024), des artistes Sam Hopkins et Marian Nur Goni, est présentée en miroir du film Alizés (2024) de Mamadou Khouma Gueye. Elle raconte l’histoire de deux lions à Tsavo au Kenya qui, en 1898, dévorèrent des dizaines d’ouvriers du chantier ferroviaire Kampala-Mombasa traversant leur territoire. Abattus par les colons, les lions furent exposés comme symboles de la supériorité humaine sur la féroce nature. Un message fort à l’époque des grands projets d’industrialisation des ressources africaines par les colonies. Les artistes invitent à redécouvrir cette histoire du point de vue des autorités kényanes, qui réclament le retour des lions comme martyrs de l’anthropocène imposé à coups de bottes.
De son côté, la chercheuse Lotte Arndt présente ses études menées dans les réserves des musées où le vivant est considéré comme un ennemi du patrimoine. Insecticides, fongicides, microbicides : ces traitements hautement toxiques annihilent toute forme de vie et empêchent la décomposition des matières organiques. Alors qu’ils n’ont pas été façonnés pour défier le temps, les artefacts sont suspendus dans un âge artificiel. Ces environnements d’archives sont devenus nocifs pour les humains eux-mêmes, au point de nécessiter des combinaisons de protection. Au cœur de cette réflexion, l’artiste Sybil Coovi Handemagnon présente la vidéo Se faire sentir #2 (2022). L’image est divisée en deux : à gauche, deux mains nues touchent des photos et des objets d’archives ; à droite, les mêmes mains gantées de nitrile manipulent froidement les mêmes objets devenus transparents, vidés de leur sens et de leur substance. La designeuse textile Nilla Banguna expose quant à elle des motifs inspirés des peintures murales éphémères réalisées par les femmes du village de Makwacha (République démocratique du Congo). À l'inverse du vernis qui fige, celles-ci utilisent des pigments issus de la terre, conscientes que ces dessins disparaîtront avec les premières pluies. Ainsi, à chaque saison l’histoire se renouvelle sur les murs.
Que serait un musée de notre contemporanéité ?
Être davantage à l’écoute des environnements bouleverse nos manières figées de penser les archives de notre passage sur terre. Pour son installation Écologies de la brousse. Aadaajii la Ladde (2024), l’artiste Ekaterina Golovko s’est penchée sur les termitières, ces hauts lieux mystiques en apparence immobiles, grouillants de vie et en perpétuelle construction. À la poésie des tirages argentiques sur tissus s’ajoute celle du son bourdonnant de l’intérieur des termitières. Pour l’artiste, les termites érigent depuis des millénaires une forme idéale de conservation des mémoires et des expériences.
C'est dans l'immense décharge de Mbeubeuss, autrefois située aux abords de Dakar et aujourd’hui absorbée par l’expansion de la ville, que la curatrice Rossila Goussanou a mené sa recherche. Considérant les déchets comme les artefacts de nos modes de vie contemporains basés sur la surconsommation, elle pose des questions aux visiteurs, invités à y répondre à la craie : n’est-il pas absurde que nos sociétés chérissent et exposent sous cloche des objets du quotidien d’autrefois, tandis que les objets actuels sont si facilement relégués ? Que serait un musée qui représenterait notre contemporanéité sans détour ? En réponse, le vidéaste Alioune Thiam présente Ëlëgu musée (2024), une expérience de réalité virtuelle qui plonge le spectateur dans une modélisation 3D du musée. Des reliquats de nos excès – pneus, vieilles bottes, ferraille – comme des objets d’art ont été scannés et modélisés. Les visiteurs peuvent les attraper et les lancer dans l'espace virtuel, les fracassant les uns contre les autres avec désinvolture.
Autocritique
Les musées ethnographiques ont trop longtemps échappé à la critique institutionnelle, se complaisant dans le statu quo de la valeur scientifique de leurs collections. Cette valeur, bien qu’incontestable, ne devrait pas empêcher un regard critique sur les moyens employés pour acquérir ces collections, ni sur l’épistémologie de la conservation elle-même. Malgré l’influence positive des approches anticoloniales et décoloniales sur leurs programmes, de nombreux musées peinent encore à effectuer ce travail d’autocritique, car cela reviendrait à remettre en question leur existence même. À Dakar, la figure emblématique de l'homme politique et historien Cheikh Anta Diop (1923-1986), intimement liée à l’IFAN, est souvent convoquée pour incarner ce besoin de réinvention. S'ajoutant aux événements qui font de Dakar aujourd'hui un carrefour des pensées panafricaines et décoloniales, l’exposition « Flux ramifiés » réussit son pari de démontrer que, même en abordant les conséquences accablantes de la science ethnographique, il est possible d’imaginer de nouvelles manières d’habiter ces espaces, en puisant dans ce trop lourd passé pour ne pas reproduire les mêmes erreurs.