Dès les années 1970, Marc Camille Chaimowicz, né en 1947, a fait un chemin conceptuel et personnel considérable. Après des études de peinture à la Camberwell School of Art de Londres, il cherche une échappatoire. Il essaie alors de se soustraire aux hégémonies de l’époque dans l'art : l’esthétique et le médium, le formalisme vainqueur de l’école de New York comme le didactisme critique d’un certain pendant de l’art conceptuel. Influencé par le glam rock, il cherche aussi à échapper à la binarité de genre et à se distancier des postures viriles qui restent encore, dans ces années, associées à l’acte de création. Marc Camille Chaimowicz veut retourner cette sphère d’influences déplaisantes. Et il est très déterminé. C’est pourquoi il se tourne vers les arts décoratifs, qui correspondent mieux à sa sensibilité, mais aussi vers l’étude de la couleur et la performance, qui lui permettent de se soustraire à l’idée de production finie et d’entrer dans des expérimentations processuelles à la temporalité infinie.
Jeu de miroirs
Marc Camille Chaimowicz aimait parler de cette période charnière qui détermina une grande partie de sa vie. Il était redevable aux féministes et solidaire de leurs combats. Pour sa dernière grande exposition au musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne, en 2022-2023, il choisit d’exposer les travaux d’apprentissage de sa mère jeune couturière. Pour la créditer, Marc Camille Chaimowicz préfère garder son nom de jeune fille, Marie Tailhardat, afin d’effacer le patronyme imposé par le mariage et lui redonner ici un peu de son individualité. Il garda d’elle, sans doute, cette indétermination langagière liée au déracinement. La famille Chaimowicz était partie de Paris pour la Grande-Bretagne en 1954. Son père, mathématicien polonais, fils de militants socialistes juifs, avait émigré à Paris en 1930 et perdu une partie de sa famille en déportation. Au Royaume-Uni, sa mère française était restée à son tour isolée, car elle ne parlait pas anglais. Peut-être en écho à elle, l’artiste aimait s’identifier à Madame Bovary, faisant siens les mots de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi. »
Marc Camille Chaimowicz n'a jamais demandé la naturalisation britannique, même après le Brexit. Sans doute a-t-il tenu à conserver cette instabilité. Pour les Britanniques, qui l’appellent Marc, il est très européen. Pour les Français, qui l’appellent Marc Camille, il est très britannique. Je crois qu’il aimait ce jeu de miroirs dans lequel il vacillait. D’où l’effet de tâtonnement, une sorte d’insécurité marquée de talent plastique, qui lui permettent de créer des formes qui semblent plus suggérées qu’imposées. Pendulum (1984), par exemple : un pendule de métal en forme de goutte, monté sur un moteur mécanique, qui dessine en mouvement la circonférence d’un espace indéfini. L’iconique Desk... on Decline (1982-1984) : un bureau qui semble s’enfoncer dans des sables mouvants, et évoque la difficulté de monter sur le podium pour prendre la place d'auteur et assumer une signature. Ou encore la Coupe Adélaïde (1988), une coupe à fruits qui, une fois retournée, se transforme en bougeoir.
Pour qui ?
Marc Camille Chaimowicz a passé une grande partie de sa vie à travailler « contre » : contre la domination, contre l’autorité. Cela lui a permis de créer manifestement « pour » : pour l’intime, la littérature, ses amis… Depuis quelques années déjà, il dédiait certaines de ses pièces à des êtres réels ou fictionnels : For Emma…, For Bruno… Lorsqu’il préparait une exposition, il inaugurait systématiquement sa relation de travail avec l’institution par une lettre adressée au curateur : « Dear Aurélie… », « Dear Zoe… » Il y parlait de son projet, de son état d’esprit, vagabondait conceptuellement tout en évitant soigneusement les commentaires trop directs. Cette adresse lui permettait de compenser la crainte de perte de sens dans le travail. Elle lui permettait de penser une extériorité concrète dans l’élaboration de ses projets.
Marc Camille m’avait expliqué, en ce début de printemps, qu’il était important pour lui de trouver des moyens pour « bifurquer », pour « sortir de la solitude et imaginer, ou présumer, l’existence de l’autre ». Ces adresses lui permettaient de compenser les heures passées seul dans l’atelier, de fantasmer un peu leur forme et leur destination, d’insister formellement sur le soin que demande toute relation de travail. Ici était le réel, dans l’espace qui était entre nous. Marc Camille Chaimowicz avait remplacé la question du sujet de la peinture par celle de son destinataire : il avait remplacé le « pourquoi » par le « pour qui »… En dehors de cela, il n’avait, je crois, pas de credo.