Six mois après l’arrivée de Javier Milei à la présidence de l’Argentine, sa position sur la culture, la recherche, la justice sociale et les droits des femmes est claire : il n’y a pas d’espace pour eux et « no hay plata » (il n’y a pas d’argent), comme aiment à le dire les membres du gouvernement. En ce qui concerne la culture, l’une des premières mesures a été de répandre l’idée selon laquelle les artistes, acteurs, musiciens – et tous les créateurs en général – reçoivent des millions de pesos des contribuables par le biais d’aides gouvernementales, et qu’il faut mettre fin à cette situation. Ce récit s’est largement répandu et a réussi à matérialiser un ennemi à blâmer pour l’état actuel des choses.
Fermetures et coupes budgétaires
Au début de son mandat, Javier Milei a pris l’initiative d’attaquer directement les artistes sur X (ex-Twitter), geste que des milliers de « trolls » libertaires ont suivi. Il s’en est notamment pris à l’artiste pop Lali Espósito, qu’il a qualifiée de « parasite », et aux acteurs ayant défendu l'Instituto Nacional de Cine y Artes Audiovisuales (INCAA), « temporairement » fermé depuis le mois d’avril. Avant que la fermeture de l’INCAA ne soit confirmée, des milliers d’acteurs, réalisateurs et producteurs se sont fait entendre pour le soutenir. Même des stars internationales comme Pedro Almodóvar et Viggo Mortensen ont rejoint la cause. Le gouvernement n’a eu de cesse de répéter que le financement de l’Institut n’était pas une priorité. Des membres de l’industrie cinématographique ont répondu que celui-ci était indépendant et se finançait grâce à la vente de billets. Malheureusement, les pétitions contre la fermeture et les clips vidéo émouvants sur l’importance du cinéma argentin n’ont eu aucun impact sur la ferme position du gouvernement. Un argument similaire a été utilisé à propos du Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET), qui heureusement a survécu, mais manque cruellement de financements. Le 13 juin, le projet controversé de loi fondamentale « Ley de Bases » a été approuvé par le Sénat argentin. Ce texte législatif est indispensable au gouvernement pour faire avancer son programme de privatisation, de réforme du travail et de déréglementation. En raison d'accords politiques avec l'opposition, le CONICET et l'INCAA, entre autres, ont été exclus de la liste des privatisations, mais peuvent toujours être privés de fonds.
Il en est de même pour la chaîne publique TV Publica | Canal 7 et l’agence de presse Télam : les contrats n’ont pas été renouvelés, les employés contraints de prendre des congés non rémunérés à durée indéterminée, et les émissions de téléréalité, documentaires et dessins animés pour enfants définitivement interrompus. Cela constitue une grande perte, car ces chaînes n’ont jamais eu pour objectif le profit, mais plutôt la nécessité de représenter et d’inclure la diversité de l’histoire et du peuple argentins.
Les artistes vus comme une nuisance
Les interventions dans les institutions culturelles semblent toutes suivre une même stratégie de la part du gouvernement Milei. D’abord faire croire à des irrégularités dans la gestion de l’organisation, puis mener une campagne ciblée pour la saboter, et enfin fermer l’institution pour une période indéterminée. Le gouvernement a également tenté cette stratégie en réduisant le budget de l’université de Buenos Aires, publique et gratuite, qui se classe parmi les meilleures de l’Amérique hispanophone. Mais la réaction a été trop forte et des milliers de personnes ont protesté contre les coupes budgétaires dans l’éducation.
Aussi absurde que cela puisse paraître de considérer les artistes, universitaires, étudiants et travailleurs culturels comme responsables de la pauvreté en Argentine, c'est le discours que le gouvernement continue à propager. Ce que beaucoup espéraient n’être qu’une provocation durant la campagne électorale s’est avéré être au cœur de ce que Javier Milei et ses partisans considèrent être le « cancer » du pays. À savoir les progressistes, les travailleurs de la culture, les défenseurs des droits humains, les syndicats. Encore plus préoccupant est l'élargissement de cette liste à toute personne qui adresse une demande à l’État et ne prospère pas dans la tech ou les affaires. Ceux-là sont désormais considérés comme des « nuisances » et traités par les canaux officiels avec cruauté et agressivité. Récemment, alors que le Congrès argentin débattait d’une augmentation minimale de 8 % sur le paiement des retraites, le président Milei, furieux, a tweeté une série d’images générées par l'intelligence artificielle le représentant en lion protégeant de l'invasion des rats une boîte remplie de billets. Par cette violence, il montre comment il se perçoit lui-même : un animal féroce qui protégerait la nation contre toute personne qui voudrait prendre à l’État. Ici, la population retraitée âgée, gravement affectée, est cruellement dépeinte comme des rats.
Pendant ce temps, la population se plaint de ne pouvoir joindre les deux bouts... Il y a quelques semaines, le ministère du Capital humain (qui en regroupe plusieurs autres, supprimés de la nouvelle administration, et dirigé par Sandra Pettovello, une femme sans formation ni expérience de la fonction publique) a refusé de donner 5 000 tonnes de nourriture conservées dans des entrepôts à des cuisines communautaires, conformément à la politique du gouvernement qui refuse que l'on se tourne vers l’État pour obtenir de l’aide.
Une fascination pour les États-Unis
Même si elle peut être fortement critiquée, le gouvernement Milei possède bel et bien une culture. La fascination pour les États-Unis s’accompagne de la répétition assez sibylline des dangers du « communisme », que Javier Milei aime à souligner dans ses discours publics. Sur LinkedIn, des posts louant sa rencontre avec Elon Musk et Mark Zuckerberg reçoivent des milliers de likes. Le président a même fait la couverture de Time Magazine. Fait notable, l’article n’a rien de flatteur. Javier Milei a admis qu’il n’avait pas lu l’article, mais qu’il lui semblait « avoir un certain mérite ».
En mai dernier, lors du panel de clôture de la célèbre Foire internationale du livre de Buenos Aires, a eu lieu une discussion animée entre des écrivains, d’anciens fonctionnaires et des commentateurs. Les interventions de l’auteur renommé Martín Kohan continuent de résonner : « Quel type de cinéma voulons-nous ? Quel type de cinéma ne voulons-nous pas ? Quel type de cinéma voulons-nous promouvoir en Argentine ? Quel type de cinéma ne voulons-nous pas promouvoir et souhaitons-nous qu’il se développe hors de toute règle ? » Pour l'écrivain, « on pourrait considérer que cette discussion est une bataille culturelle. Faire exploser l’INCAA n’est pas une bataille culturelle, c’est une attaque contre la culture ». Martín Kohan a en outre fait valoir que le supposé dilemme du gouvernement entre soutenir le cinéma local et nourrir les enfants affamés était un « piège rhétorique » : « Nous devons nourrir les enfants pauvres et dépenser de l’argent pour les films », a-t-il conclu.