Brown Bodies in an Open Landscape are Often Migrating (2024) est un saisissant triptyque vidéo de l’artiste pakistanais Basir Mahmood, retraçant les voyages de migrants sans-papiers de l'Asie du Sud vers l'Europe. Pour autant il ne s'agit pas d'un documentaire. L'artiste a invité des professionnels de Lollywood, industrie cinématographique de Lahore, sa ville natale, à créer une série de séquences de films, basées sur des vidéos trouvées en ligne, postées par des migrants ayant filmé leurs périlleux voyages. Ce matériau nouveau, l’artiste l’a recomposé en un flux poétique. Mais ce qui reste visible, ce sont surtout les conditions dans lesquelles ces séquences cinématographiques ont été réunies : les membres d’un équipage épuisé sous le soleil brûlant, des fragments des vidéos originales défilant sur leurs téléphones, et l'atmosphère tendue de régions lointaines et arides.
Basir Mahmood s'est tourné vers le cinéma pour magnifier non seulement la condition de la distance, mais aussi la production de la distance qui advient sur un plateau de tournage. Dans le cadre de l'une des expositions hors les murs les plus en vue à la biennale de Venise cette année, son triptyque a été installé presque comme un retable dans l'église Santa Maria dei Derelitti. Là, le Complesso dell'Ospedaletto accueille « Nebula », une exposition de films d'artistes et vidéos, commandés par la Fondazione In Between Art Film. « Nebula » s'articule autour de la figure du brouillard, métaphore de notre sentiment actuel de désorientation globale, et aborde le stade du renouvellement de l’ère de l’image en mouvement dans l'art contemporain, comme médium qui viendrait sculpter le temps et la perception. Le triptyque devient une expérience qui ressemble aux premiers jours du cinéma : monumental mais intime et presque religieux.
Contre l'esthétique du choc
On trouve partout de telles images de migrants, elles font partie du lexique de cette pornographie de la guerre qui inonde nos écrans. Mais l'omniprésence, depuis les soulèvements arabes de 2011, des images de conflits via les réseaux sociaux et le déclin de l'expérience cinématographique traditionnelle au profit des plateformes de streaming et du journalisme citoyen ont infiniment affaibli le pouvoir du documentaire, après l'âge d'or du réalisme social. Pour les artistes, en particulier ceux du « Sud » (un concept aussi suspect que celui d'« Orient » : à l'est de quoi, au sud de qui ?), cela a deux circonstances interdépendantes : la possibilité pour les artistes d'expérimenter à nouveau le cinéma en tant que lieu pour de nouveaux contre-récits, et la recherche d'un langage visuel visant à surmonter la focalisation de l'art contemporain sur les images violentes et l'esthétique du choc.
Dans le cinéma, d'autres mécanismes narratifs traitent non seulement de la prolifération des images violentes, mais aussi de la construction et de l'autorialité de l'histoire. Le pavillon égyptien de Wael Shawky aux Giardini présente son ambitieux Drama 1882 (2024), restitution filmée d'une pièce de théâtre musicale que l'artiste a écrite et mise en scène, centrée sur la révolte nationaliste des Urabi en Égypte de 1879 à 1882, contre l'influence européenne. Wael Shawky fait appel ici à des acteurs en chair et en os, contrairement aux marionnettes de verre de sa précédente trilogie Cabaret Crusades sur l'histoire des croisades, pour raconter une histoire peu connue qui s'est soldée par une déception. Le soulèvement n'a pas abouti et la Grande-Bretagne a régné sur l'Égypte de 1882 à 1954. Wael Shawky formule une question, plus pertinente aujourd'hui que jamais : que se passe-t-il lorsque les ruptures historiques ne vont pas dans le sens souhaité ?
L'artiste ne cherche pas à présenter une image esthétisante des échecs politiques du passé pour nous réconforter, ni à proposer une réorientation radicale, mais plutôt à dépeindre un monde en crise qui n'est pas sans rappeler le nôtre, avec des frontières toujours plus nombreuses autour de l'identité nationale, une complexité et un cosmopolitisme en baisse, un monde souffrant des effets à long terme de changements rapides et vertigineux. À l'instar de Basir Mahmood, Wael Shawky n'adopte pas la position pédagogique ou moraliste du documentaire. En tant que drame théâtral, l'œuvre s'attarde sur un moment angoissant de transformation historique, laissant au public le soin d'établir des liens entre 1882 et aujourd'hui. Pourtant, il est presque inévitable de voir à travers le film les images actuelles d'un ordre mondial épuisé et fragile et des cycles de violence récurrents.
Opportunité de réimagination
De retour au Complesso dell'Ospedaletto, une autre commande de la Fondazione Between Art and Film entre en dialogue avec Basir Mahmood sur la représentation du déplacement, et avec Wael Shawky sur la paternité de l'histoire. En tant que flux poétique et non linéaire de danses traditionnelles, d'artefacts préhistoriques, de paysages de déplacement et de souvenirs physiques de l'environnement bâti, l'installation vidéo multi-salles du duo palestinien Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, Until We Became Fire and Fire Became Us (2023-en cours), témoigne de l'expérience palestinienne contemporaine à l'heure d'une campagne brutale d'extermination. Mais elle résiste au piège du regard ethnographique extérieur sur des sujets souffrants et passifs.
Dans cette œuvre, comme dans de nombreux autres chapitres de leur projet étendu « May Amnesia Never Kiss Us On the Mouth » (2020-en cours), le cœur du sujet n'est pas la re-mise en scène ou la reconstruction des faits de l'occupation et du déplacement – peut-être parce que cela ne ferait que réaffirmer la situation de perte irréversible, imposée par la puissance coloniale, par le biais de laquelle les images conçoivent l'histoire. Leur prisme est plutôt sensoriel et tridimensionnel. Il examine comment les communautés vivent la violence, mais aussi comment elles font leur deuil, se souviennent et restructurent leur personnalité dans des moments de stress intense, de souffrance et de survie. La narration éparpillée, enivrante et tournoyante peut sembler déroutante au premier abord, mais elle sert de seuil pour aller au-delà et participer à l'expérience de ce que la violence fait non seulement aux images, mais aussi aux corps, aux yeux, aux souvenirs.
Le fait n'est pas que les artistes n'aient pas travaillé avec des films auparavant, ou qu'ils et elles n'aient pas tenté de transcender les limites politiques du documentaire, à la manière de Jocelyn Saab, Chantal Akerman ou Jean-Luc Godard. Mais à mesure que l'expérience semi-sacrée du cinéma s'est appauvrie avec la prolifération des images animées en ligne, l'art contemporain a transporté au musée et dans les lieux d'art l'espace sacré et silencieux du cinéma, ce poste imaginaire d'illumination, de réflexion profonde et de mystère. Pour les « artistes du Sud », comme on peut le voir dans les nouvelles productions dévoilées à Venise cette année, ce moment a également créé une opportunité de réimaginer les images du postcolonialisme et de ses conflits, comme un monde qui n'est pas métaphysiquement séparé du Nord, mais plutôt continu avec ses angoisses, ses passés non résolus et ses échecs actuels.