Lors de la 57e biennale de Venise, en 2017, deux artistes conceptuels émiratis, Hassan Sharif et Abdullah Al Saadi, présentaient leurs œuvres dans les Giardini. Supermarket (1990-2016) de Hassan Sharif comprenait plus de trois décennies de sculptures entre objet trouvé et minimalisme, disposées sur des étalages de supermarché, et reflétait la consommation de masse aux Émirats arabes unis. Diaries (2016) d’Abdullah Al Saadi présentait 30 ans de journaux intimes écrits et visuels de l’artiste, conservés dans des boîtes métalliques usées. Sharif, largement considéré comme la figure tutélaire de l’art conceptuel dans le Golfe (il a été montré à plusieurs reprises à Paris par la galerie gb agency, ndlr), disparaissait un an avant la biennale, à l'âge de 65 ans. Avec Al Saadi, ils font tous deux partie de The Five, un groupe informel d’artistes émiratis, pionniers de l’art conceptuel dans la région – les autres membres en sont Mohammed Kazem, Mohamed Ahmed Ibrahim et Hussain Sharif.
Al Saadi, né en 1967, a rencontré Sharif dans les années 1980. Il se souvient en ces termes de l’artiste disparu : « Hassan a joué un rôle de pionnier. Il arrivait de Londres tandis que nous étions encore au lycée et n’avions jamais vu ce type d’art. Son approche expérimentale et son exploration de nouvelles formes artistiques nous ont tous inspirés. » En 2024, les artistes se retrouvent en Italie : Abdullah Al Saadi représente les Émirats arabes unis à la 60e biennale de Venise avec son projet « Sites of Memories, Sites of Amnesia » à l’Arsenale, tandis que l’exposition de Hassan Sharif à la Galleria Franco Noero à Turin, inaugurée presque au même moment, est l'une des premières présentations de l’estate d’un artiste du Golfe dans une galerie européenne.
À l'intersection de la mémoire
La rencontre entre les membres de The Five a eu lieu à un moment crucial des années 1980, marqué par la modernisation rapide, destructrice et souvent douloureuse de la région, suscitant des réactions ironiques. La proposition d’Abdullah Al Saadi pour le pavillon émirati prend la forme de huit voyages différents réalisés autour de sa ville natale de Khor Fakkan, ses paysages naturels et son patrimoine. Il évoque l’un de ces voyages : « “Gramophone Journey” à Al Houra, en 2023, est particulièrement important pour moi. Au cours de ce voyage, j’ai campé dans cette région montagneuse avec un gramophone et de vieux disques. L’écoute de la musique a éveillé chez moi un fort sentiment d’intemporalité et de nostalgie, me reliant à diverses époques et souvenirs. »
L’artiste a enregistré les noms des chansons et des chanteurs en utilisant le quipu, un système inca de cordes nouées, transformant la musique en forme visuelle et textuelle. Les cordes nouées ramènent à l’univers artistique de Hassan Sharif et à la notion de « tissage » qu’il a développée au début des années 1980, créant des assemblages sculpturaux à partir d’articles produits en série trouvés sur des marchés locaux. Abdullah Al Saadi confirme cette influence : « L’utilisation par Hassan Sharif de matériaux quotidiens dans ses œuvres, comme des cordes de coton, m’a incité à explorer des formes et médiums non conventionnels. » Pour Gramophone Journey, l'artiste a placé des rouleaux de toile dans une structure avec un dispositif de roulement, de telle manière qu'ils soient progressivement visibles – une interaction entre le son, la mémoire personnelle et le passage du temps.
Processus magique
Les rangées de supermarché de Sharif n’étaient pas incluses dans son exposition rétrospective à la Sharjah Art Foundation en 2017 – à la place, la curatrice Hoor Al Qasimi a choisi d’y reproduire l’atelier de l’artiste. Elles réapparaissent à Turin dans une forme plus subtile – en tant que présentoir pour sa longue série « Objects » –, évoquant à la fois l’accumulation capitaliste et la répétition duchampienne par le biais du tissage. Al Saadi revient sur ces pièces : « L’un des moments clés de la pratique de Hassan Sharif a eu lieu dans les années 1980, lorsqu’il a commencé à présenter les objets quotidiens qu’il avait collectés, les transformant en œuvres grâce à une perspective unique. Le processus était magique pour moi, car il a remis en question ma compréhension de l’art et de ses limites. Hassan avait la capacité de trouver de la beauté dans ces objets banals. Cette approche innovante m’a beaucoup inspiré. »
L’impact de ce processus d’abstraction, transformant le quotidien en autant de sculptures, systèmes et assemblages, est demeuré crucial pour Al Saadi : « J’ai vu son potentiel à transformer littéralement la vie de tous les jours, révélant de nouvelles couches de sens dans l’ordinaire. Cela m'a poussé à regarder mon environnement avec des yeux nouveaux. » Pour autant, la pollinisation croisée des pratiques, des idées et des récits entre les Five émiratis ne se limite pas à Hassan Sharif. Abdullah Al Saadi mentionne également l’influence d’un autre artiste du groupe : « L’attention portée par Mohammed Kazem au fait de documenter des moments éphémères, intangibles ou ''non collectables'' a influencé ma pratique de chronique de voyages et d’expériences. »
Monstre économique
Dans un esprit similaire à la vision curatoriale de Hoor Al Qassemi pour l’exposition de Sharif à Sharjah, « Sites of Memory, Sites of Amnesia » à Venise, curatée par Tarek Abou El Fetouh – collaborateur de longue date d’Al Saadi –, est un récit à plusieurs chapitres qui vise à évoquer l’atmosphère de l’atelier de l’artiste situé à Khor Fakkan. Les voyages d’Al Saadi dans la nature sauvage sont présentés via des sculptures et textes qui se superposent, accompagnés d’enregistrements sensoriels des lieux. Le public est invité à s’immerger au sein des techniques de composition de la poésie classique du Golfe, à une époque où les poètes entreprenaient de longs voyages vers des paysages reculés afin d'écrire leurs poèmes, qu’ils transmettaient ensuite souvent à l’oral.
Au-delà de l’observation par Abdullah Al Saadi des dynamiques de mémoire collective à l'œuvre dans les Émirats, l’artiste poursuit une conversation avec Hassan Sharif qui transcende les époques. Il interroge l’impact de la modernisation de la région et des changements historiques rapides qui s’y jouent, non seulement sur le paysage et les modes de vie traditionnels, mais aussi sur la manière dont l’histoire est enregistrée et les souvenirs personnels fabriqués. Dans son important essai Weaving, publié en 2006, Hassan Sharif écrivait : « Bien que mes œuvres soient basées sur un mode de créativité séquentiel et industriel, elles abolissent également l’autonomie séquentielle du produit industriel. J’y injecte un réalisme qui expose ce monstre économique et sociopolitique, donnant au public l'opportunité de repérer les dangers des excès de cette forme de consommation négative. »