Le Quotidien de l'Art

Politique culturelle

Culture : quand l'extrême droite est au pouvoir

Culture : quand l'extrême droite est au pouvoir
Le parlement européen.
© Unsplash / Frederic Koberl.

Ce 9 juin, les partis ultra-conservateurs pourraient remporter plus de 20 % des sièges au Parlement européen. Dans de nombreux pays du continent, l'extrême droite n'est plus seulement une menace, elle a atteint les sphères de pouvoir. Quelles sont les conséquences pour la culture ? Panorama.

Du 6 au 9 juin, 360 millions de citoyennes et citoyens votent dans 27 pays, du Portugal à l'Estonie, pour élire les 720 députés du Parlement européen – les 73 Britanniques l'ayant quitté à la suite du Brexit de 2020. Ses règlements, directives et décisions ont un impact direct sur la vie des 440 millions d'habitants du continent, dans des domaines aussi divers que l'agriculture, la défense, le commerce ou l'environnement. Des formations politiques très diverses composent cette assemblée géante. Sur l'échiquier, les forces d'extrême droite et ultra-conservatrices sont réunies au sein de deux groupes principaux : Conservateurs et réformistes européens – incluant le parti Reconquête d'Éric Zemmour, les Fratelli d'Italia, Vox (Espagne) et Démocrates de Suède –, et Identité et Démocratie – Lega italienne, Vlaams Belang belge et Rassemblement national (RN) français. Si ces partis représentent aujourd'hui environ 16 % du total, cette proportion pourrait passer à près de 25 % (si on inclut les non-inscrits de l’AfD allemand et du Fidesz hongrois), les sondages annonçant une forte poussée des ultra-conservateurs.

À droite comme à gauche, la culture relève dans les programmes des élections européennes de la note de bas de page. En 2023, le budget que lui consacrait l'Union (dans le cadre d'« Europe Creative ») était pourtant de 2,44 milliards d'euros – autant que la politique spatiale, mais deux fois plus qu'en 2013 – sur un total de 168 milliards, soit environ 1,45 %. Enjeu majeur dans un nombre croissant de métiers (droit d'auteur, intelligence artificielle…), la culture n'est quasiment pas évoquée dans les programmes d'extrême droite, mais infiltre ses discours, appelant à la « guerre civilisationnelle » ou à une stricte homogénéité des sociétés. Le paradoxe en effet n'est qu'apparent : comme nous l'avons rapporté à maintes reprises, dans les pays où les ultra-conservateurs sont au pouvoir (Russie, Argentine, certains États américains, Brésil de Bolsonaro…), les institutions, artistes et travailleurs de la culture font bien souvent partie des premières cibles, et subissent des attaques incessantes. Car elle est au cœur des luttes d'influence idéologiques dans un contexte mondial de recrudescence du fascisme, la culture devrait faire l'objet de toutes les attentions. C'est ce que révèle notre panorama des conséquences pour la culture des politiques d'extrême droite, qui de la Hongrie à l'Espagne, réservent leur lot de spécificités nationales.

Italie, Hongrie, Pologne : l'extrême droite impose censure et récit national

En Italie, c'est par un coup de boutoir à la culture que la Première ministre d'extrême droite Giorgia Meloni (Fratelli d'Italia) a décidé d'entamer ses premiers jours aux commandes du pays. À la contre-culture plus exactement, avec le décret anti-rave party qui menaçait de prison et de lourdes amendes quiconque s'aventurerait à organiser des rassemblements sauvages. Si, par le passé, la droite radicale transalpine n'a jamais montré un enthousiasme débordant pour la question culturelle, sa montée en puissance politique et ses succès électoraux se sont accompagnés d'un sentiment de revanche à peine dissimulé. Objectif affiché : « Mettre fin à l'hégémonie culturelle de la gauche. » L'ère Meloni est ainsi marquée par un profond chamboulement dans les grandes institutions culturelles du pays. Fini, les étrangers à la tête des principaux musées du bel paese. Arrivés au bout de leur mission, tous ou presque ont été remplacés par des directeurs italiens, à l'exception d'Eike Schmidt, ex-patron des Offices de Florence tout juste naturalisé italien et envoyé au Capodimonte de Naples, puis rappelé dans la capitale toscane comme candidat de l'extrême droite droite aux municipales de juin. Les Fratelli d'Italia ont également poussé des personnalités jugées proches des idées de la Première ministre pour conduire le MAXXI de Rome ou la biennale de Venise. Des changements non sans quelques grincements, comme au Teatro di Roma ou au Centre expérimental cinématographique de la capitale. Le virage à droite n'a pas non plus épargné le service audiovisuel public et la Rai, éternel objet de convoitise politique en Italie. En interne, les journalistes dénoncent aujourd'hui « l'étouffant » contrôle de l'information exercé par la direction. À quoi s'ajoutent les accusations de censure à l'encontre d'un texte – très corrosif contre Giorgia Meloni – de l'écrivain Antonio Scurati, écarté des ondes pour la Fête de la Libération du 25 avril. Sans compter les intellectuels et artistes que la Présidente du Conseil n'hésite pas à traîner devant les tribunaux, où les procès en diffamation s'accumulent : Roberto Saviano, l'auteur de Gomorra, l'historien Luciano Canfora et peut-être même bientôt Brian Molko, chanteur du groupe Placebo… Côté cinéma et audiovisuel, c'est l'incertitude qui règne. L'industrie est restée de longs mois en stand-by, dans l'attente d'une décision de l'exécutif sur les fonds qui lui sont dédiés. Des financements vitaux, notamment sur le plan des crédits d'impôts qui devraient connaître cette année un grand serrage de ceinture : moins 40 % par rapport à 2023. La droite a tout de même prévu la création d'un fonds ad hoc de 52 millions d'euros pour soutenir films et séries célébrant ceux qui « ont fait l'histoire de l'identité nationale » de l'Italie, se réjouit de son côté le ministre de la Culture Gennaro Sangiuliano.

En Hongrie, où le Fidesz de Viktor Orbán est au pouvoir depuis 14 ans, les dommages sont conséquents, comme nous l'évoquions déjà en 2018. Cependant, « il n'est pas facile de les saisir, explique l’historien Gergely Nagy. En apparence, tout va relativement bien. À Budapest, musées, librairies, galeries et théâtres sont pleins à craquer. Mais en regardant de plus près, on voit que rien ne fonctionne comme cela devrait dans une démocratie libérale. Le régime Orbán a remodelé l'ensemble du système juridique, institutionnel et financier de la culture. Sur le papier, les créateurs et les institutions sont libres de faire ce qu'ils veulent. En réalité, ils sont soumis à une autocensure, une peur et un manque de ressources sans précédent. Si les artistes et curateurs ne trouvent pas les moyens et les lieux par eux-mêmes, les projets artistiques ne sont jamais réalisés. C'est l'objectif du gouvernement depuis 2010, et il l'a atteint ». Les professionnels du secteur parlent aujourd’hui d’une « censure structurelle ». « Le gouvernement agit avant tout par la force financière. Il n’y a pas à proprement parler de censure politique – emprisonnement, sanctions –, ce qui, vu de l’extérieur, cache très bien la réalité », détaille l’historienne de l’art et curatrice Gabriella Uhl. Un trompe-l’œil parfait : au sein de l’Union, c’est de loin la Hongrie qui consacre la plus grande partie de son PIB à la culture, à 4 %, contre une moyenne de 1,2 % (1 % en France). Un budget considérable, qui « surfinance les institutions fidèles au gouvernement, où est produit et montré un art dépolitisé, neutre et ''vieux'', analyse Gergely Nagy. Le résultat est que les institutions hongroises se sont complètement coupées du discours international. Une quantité d'artistes et de travailleurs culturels ont quitté le pays parce qu'il n'y a pas de lieux ou de ressources pour eux, tandis que les jeunes créateurs ne peuvent pas intégrer le secteur culturel ». Parmi les grands projets du gouvernement accaparant une bonne partie du budget, la (re)construction du quartier du château de Buda et de ses palais historiques, débutée en 2011, prend des allures démesurées avec le démantèlement d’architectures communistes au profit de bâtiments historiques, dont certains sortent de terre à partir de plans d’archive jamais réalisés. Un quartier de façade qui crée « avec de faux matériaux et de faux plans, une fausse identité culturelle, une fausse histoire, et une fausse mémoire », s’attriste Gabriella Uhl. Et tandis que les touristes n’y voient que du feu, les coulisses s'assombrissent. « Ce que le gouvernement n'a pu étouffer, il l'achète progressivement. Nous nous dirigeons vers une centralisation totale », s’inquiète Gergely Nagy. Ainsi la fondation MCC, fidèle à Fidesz, a racheté la plus grande société d'édition et de distribution de livres du pays, qui contrôle désormais plus de la moitié de l'ensemble du marché hongrois. Un domaine dans lequel s'exerce directement la censure : depuis 2021 sont interdits « l’affichage » et « la promotion de l’homosexualité » et du « changement de genre » auprès des moins de 18 ans, notamment dans les livres, dont certains doivent être présentés sous blister. La majorité des universités sous-traitent à des fondations privées, contrôlées par des membres du parti au pouvoir. Désormais dépourvues de liberté académique, elles ont été exclues par l’UE des programmes Erasmus et Horizon. Une nouvelle loi pour la culture, prévue pour 2025, acterait quant à elle la constitution d’une unique structure hiérarchique, qui centralisera l’intégralité des institutions financées par l'argent public. Mais des bastions de résistance survivent, en particulier à Budapest, où le maire opposé au Fidesz soutient avec les deniers municipaux quelques institutions, à l’instar du centre d’art Trafó. Certaines galeries, comme acb, se tirent d’affaire grâce à leurs fonds propres. Mais la scène artistique « se réduit et s'affaiblit, conclut Gergely Nagy. Nous nous éloignons de plus en plus du reste de l’Europe, et de ce qu'était la Hongrie ».

En octobre 2023 en Pologne, le gouvernement mené par le parti d'extrême droite Droit et Justice (DJ) était renversé par l'opposition centriste, après huit années au pouvoir. « Le principal horizon culturel du parti Droit et Justice n'est pas l’art mais la réécriture de l'histoire », rappelait-on en 2020. Pendant huit ans, des expositions ont été annulées, des œuvres censurées. En particulier celles d'artistes LGBT ou féministes ayant des connotations érotiques ou évoquant les droits des femmes, notamment le droit à l'avortement (interdit en Pologne depuis 2020, sauf cas exceptionnels). Ce fut le fameux cas de la série de photos « Consumer Art » (1972) de Natalia LL, où l’on voit des femmes manger des bananes, provoquant une consommation décuplée du fruit. En parallèle, les institutions culturelles ont subi de vastes coupes budgétaires, dans une volonté délibérée d'anéantissement, avec un résultat : la culture s'est déplacée dans le secteur privé, à l'abri des assauts conservateurs. Un peu plus de six mois après le départ de DJ, qu'en est-il ? Selon Arkadiusz Półtorak, directeur de la section polonaise de l'Aica (association internationale des critiques d'art), « le mal est fait ». « Les effets du gouvernement précédent ont eu une large portée, poursuit le curateur et critique d'art. Ce qui reste difficile à surmonter est l'effet psychologique de groupe : les Polonais ont intériorisé l'autocensure. C'est encore visible aujourd'hui, notamment dans les institutions dont les subsides dépendent de fonds publics. » Si le public est enthousiaste, DJ reste à 30 % dans les sondages, et la société très divisée. « Quand l'extrême droite était au pouvoir, les musées ont multiplié les blockbusters au lieu d'aborder les thèmes sociétaux, fait remarquer Arkadiusz Półtorak. Cette programmation déconnectée a causé du tort à toute une génération pour laquelle toute une perspective sur l'art contemporain a été limitée. » La stratégie est simple. C'est celle notamment de Piotr Bernatowicz, toujours en poste à la direction du Centre for Contemporary Art (CCA), au château Ujazdowski de Varsovie : donner une plateforme aux idées réactionnaires sous le prétexte du pluralisme. Le CCA est devenu « un hub toujours en activité de l'alt-right européenne », selon Arkadiusz Półtorak. Tandis que pointe le spectre de l'influence russe, un coup d'œil à la programmation du lieu montre ainsi des événements où sont dénoncés « l'autoritarisme woke de l'art contemporain » et « le moralisme prédateur de la ''cancel culture'' », tandis qu'est glorifiée « la renaissance spirituelle » dans l'art. Un certain optimisme est cependant sensible. Début mai, Hanna Wróblewska, directrice de la galerie nationale d’art Zachęta de 2010 jusqu'au non-renouvellement de son contrat en 2021, est devenue ministre de la Culture. Au même moment se tenait la foire NADA Villa Warsaw, bourgeon de l'événement américain, avec des pièces qui n'auraient pas passé la censure l'an dernier, comme la mosaïque collaborative présentée par BWA Warszawa créée par un collectif d'artistes LGBT polonais et biélorusses. 

Pays-Bas, Slovaquie et Suède sous influence ultra-conservatrice

En Slovaquie, les élections d’octobre 2023 ont rebattu les cartes de l’organisation des institutions culturelles. Pour former une coalition majoritaire au Parlement, le premier ministre pro-russe Robert Fico s’est allié au parti d’extrême droite SNS, proche des idées du Fidesz hongrois, et au parti de gauche HLAS. « Le ministère de la Culture a été confié au SNS…, ne s’étonne pas l’ancien directeur de la Kunsthalle Bratislava, Jen Kratochvil, qui a démissionné en janvier. C’est le plus petit parti de la coalition, mais le plus radical. La vitesse à laquelle se font les changements est sans précédent. » En effet, dès décembre dernier, les premiers directeurs d’institutions furent renvoyés et des menaces indirectes lancées. Le ministère de la Culture et ses avocats exigent des clarifications au sujet des rapports annuels des institutions : nombre de visiteurs, dépenses, revenus, ressources humaines… Tout est passé au crible pour trouver la quelconque faille. À la Kunsthalle, un paiement de 200 euros fait par erreur une semaine en avance à une nouvelle employée est devenu un tort irrévocable, tandis qu’on refuse à son directeur un entretien avec la nouvelle ministre de la Culture, Martina Šimkovičová. À la suite de la démission de Jen Kratochvil, la Kunsthalle a été mise sous tutelle de la Galerie nationale slovaque, et ne dispose aujourd’hui plus de fonds ni d'équipes propres, tous ses anciens employés ayant été remerciés au mois de mars. « À cette heure, le musée n'existe plus qu’en tant que marque. La perte est particulièrement grande pour les jeunes créateurs et la communauté queer, qui y avaient trouvé ces dernières années un lieu de refuge et de liberté, explique Jen Kratochvil. Notre programme transdisciplinaire était axé sur une forte notion de communauté et d’ouverture, avec l’idée du musée comme espace de rencontre. C’était précieux pour les jeunes. » En 2022, l’attaque par balle de deux jeunes personnes queer dans une boîte de nuit avait ébranlé les esprits. Aujourd’hui, le retrait du drapeau arc-en-ciel de la façade de la Kunsthalle ferme un peu plus encore les horizons.  

En novembre 2023 aux Pays-Bas, c'est le parti d’extrême droite PVV (Parti pour la liberté) qui remportait les élections législatives. Après plusieurs mois de tractation était conclu un accord avec trois autres partis, faisant du 15 mai dernier un « jour historique », selon Geert Wilders, chef du parti populiste et anti-immigration. « Le Parlement a demandé de ne pas parler d’extrême droite et de lui préférer le terme de ''droite radicale'', confie une travailleuse du secteur culturel qui souhaite garder l’anonymat. Cette réécriture sémantique est très significative et sert à normaliser l’extrême droite. » Côté culture, on attend que le gouvernement soit formé pour savoir à quelle sauce on va être mangé. Aucun budget ne peut pour le moment être voté. Que ce soit au sein du mouvement agriculteur-citoyen ou au PVV, la rhétorique est la même : la culture serait « un hobby de gauche » (linkse hobby), réservé à une élite. « Dans le programme de ces deux partis, la culture ne concerne que les centres de loisirs et les scènes locales, dit Liv Vaisberg, cofondatrice de la foire de design contemporain Collectible et du Huidenclub Rotterdam. Ils sont anti-musées, anti-théâtre et contre les élites, notamment celles des grandes villes comme Amsterdam, Rotterdam et La Haye. » L’une des premières mesures qui devrait être votée pour la culture est sur toutes les lèvres : la hausse de la TVA de 9 à 21 % sur les produits culturels. « Cela va faire mourir le secteur », s’alarme le performeur, auteur et politologue Mounir Samuel, tandis qu'une observatrice soupire : « Les travailleurs de la culture vont être encore plus précaires ». Historiquement, les Pays-Bas bénéficient d'un important système de subventions à destination des artistes, comme le Mondriaan Fund. Mais depuis les années 1990, leur montant s'est réduit comme peau de chagrin. Alors que les bureaux de vote ouvraient ce 6 juin, Mounir Samuel est préoccupé : « La situation aux Pays-Bas est bien plus précaire que ce qu’on imagine et, nous, personnes de couleur, le voyons. En plus d’être raciste et anti-islam, cette droite néofasciste est anti-trans et personnes non-binaires. » En tant qu'homme trans, Mounir Samuel dit se sentir physiquement en danger. Et de conclure : « Nous avons besoin de l’Union européenne plus que jamais, elle est le dernier rempart contre l’extrême droite et ces mouvements identitaires. »

Depuis la Suède, Gunnar Ardelius, secrétaire général de la Sveriges Museer (association des musées suédois), explique : « Malheureusement, les Démocrates de Suède (SD) sont pratiquement les seuls qui parlent de culture, mais ils l’abordent comme un outil d’identité nationale ». Et pour cause : Jimmie Akesson, président du parti d’extrême droite, aime à raconter qu’il passait ses après-midi, adolescent dans les années 1990, à écouter le groupe de « rock viking » Ultima Thule, revendiqué par la droite identitaire suédoise. Ces dernières années, le SD a grappillé des voix jusqu’à obtenir en 2022 plus de 20 % des suffrages aux élections législatives, devenant le deuxième parti de Suède après les sociaux-démocrates. La nouvelle majorité, composée de conservateurs, chrétiens-démocrates et libéraux, s’est alliée au SD et a annoncé à plusieurs reprises son intention de mettre en place un « canon culturel », prenant exemple sur le modèle danois. Quelles œuvres seraient éligibles ? « Selon le SD, seuls certains livres doivent être autorisés à la vente dans les librairies. Il ne s’agit évidemment que de livres suédois », rapporte Gunnar Ardelius. Anti-immigration, les Démocrates de Suède combattent fermement « le multiculturalisme qui a donné carte blanche à l’islamisme pour s’étendre », selon l’eurodéputé SD Charlie Weimers, cité par Le Monde. Pour le parti, la « bonne culture » est celle de la « suédité ». À la Konsthall C de Stockholm, l’inquiétude est palpable. Mariam Elnozahy et Erik Annerborn, directrice artistique et directeur général, expliquent que « bien que les politiques culturelles mises en œuvre par le gouvernement n'aient pas d'ambitions ethno-nationalistes franches, il y a un désir de promouvoir un canon culturel suédois spécifique, dont le contenu et la mise en œuvre ne sont pas clairs ». Pour eux, l’un des principaux enjeux auxquels la Suède est confrontée est « sa capacité à respecter les normes du pluralisme religieux », auquel ils entendent faire réfléchir dans le programme d’expositions, conversations et performances « Sacred Spaces ». En 2023, le budget de la culture en Suède a baissé de 10 %. Et tandis que les débats autour des élections européennes sont très polarisés, la culture est aux abonnés absents. 

En Finlande aussi, l’extrême droite s’est taillé une place de choix au gouvernement. En juin 2023, le conservateur Petteri Orpo succédait à Sanna Marin (social-démocrate) comme Premier ministre. Le nouveau gouvernement comprend quatre partis, dont le parti d'extrême droite Vrais Finlandais. Soupçonné d’avoir des liens avec l’ultra-droite, le député Vilhelm Junnila a été désigné ministre de l’Économie, tandis que la présidence du Parlement a été confiée à Jussi Halla-aho, ancien dirigeant du parti, condamné par la Cour suprême en 2012 pour « incitation à la haine raciale » et « atteinte à la liberté religieuse ». Comme en Suède, le parti d’extrême droite finnois a une acception nationaliste de la culture et tape régulièrement sur l’immigration ou le féminisme au profit d’une culture finnoise traditionnelle où seraient notamment valorisés les artistes du mouvement national-romantique du XIXe siècle. La figure des Moomin, imaginés par l’illustratrice et peintre Tove Jansson, est quant à elle devenue le symbole des écofascistes finnois, qui s’en servent pour défendre leur cause...

Allemagne, Autriche, Grèce, Espagne, Belgique, France… : l'extrême droite infiltre les débats

Si elle n'y est pas au pouvoir, l'extrême droite impose également ses thèmes dans de nombreux autres pays, contaminant l'espace démocratique. En Allemagne, le parti nationaliste Alternativ für Deutschland (AfD) continue de gagner du terrain et arrive en deuxième position dans les intentions de vote. Régulièrement menacés par l’extrême droite en Allemagne, les acteurs culturels se rassemblent pour lutter contre les populistes de droite qui ont en commun une « aversion pour la vie culturelle cosmopolite et libérale qui les pousse à tenter de discréditer les institutions artistiques pour imposer une culture exclusivement nationale et nationaliste », rappelions-nous récemment. À quelques jours des élections européennes et un an des élections fédérales, le collectif Die Vielen, réunissant 4 500 institutions culturelles, vient de lancer sa nouvelle campagne, Shield & Shine, dont l’objectif est clair : « tendre des milliers de boucliers démocratiques sur tous les Länder » et neutraliser ainsi « la normalisation de la politique d'extrême droite dans les parlements démocratiques ». 

En Grèce, Aube dorée, parti ouvertement néonazi, est entré au Parlement en 2012, et ne l'a plus quitté. Son laïus est dans la pure tradition de l'idéologie nationaliste : « Pour une Grèce qui appartiendra aux Grecs » – un concept flou, la nation grecque étant traversée d'identités ottomanes, balkaniques, etc., comme le rappelait dans nos colonnes Katerina Gregos, directrice du EMST à Athènes. Avec la particularité d'avoir une milice qui intimide les ONG comme Médecins du monde et agresse les personnes LGBT ou immigrées, le parti met par ailleurs en place des cours d'« éveil national » pour les enfants.

En Espagne, le parti d’extrême droite ultra-nationaliste Vox, présidé par Santiago Abascal, n’a cessé d’étendre son influence dans le pays depuis sa fondation en 2013. Selon les dernières enquêtes, il accapare 11 % des voix et constitue la troisième force politique du pays, derrière le Parti socialiste ouvrier espagnol (social-démocrate) et le Parti populaire espagnol (libéral-conservateur). Fermement opposé à l’indépendantisme catalan, Vox estime qu’il est globalement nécessaire de restreindre les libertés accordées aux différentes communautés autonomes afin de défendre un « État unifié » « l’usage de l’espagnol est garanti dans l’ensemble du territoire » pour « en finir avec l’apartheid linguistique ». En témoigne la réforme proposée l’an dernier, visant à rendre optionnel l’enseignement du catalan dans les établissements scolaires où l’immersion linguistique dans la langue régionale est aujourd'hui obligatoire. Le parti a en outre milité pour la suppression des chaînes de télévision régionales, créées dans les années 1980 afin de promouvoir les langues et cultures des différentes communautés autonomes, qu’il assimile à un « financement des porte-parole de la haine de l’Espagne » (allusion au positionnement ouvertement indépendantiste de la chaîne catalane TV3). Vox s’attache en revanche à préserver les célébrations locales et traditions populaires du pays, qu’il considère « des signes d’identité et des liens d’union communautaire entre les générations », plus particulièrement la chasse et la tauromachie, celle-ci étant interdite aux îles Canaries et en Catalogne. Concernant la promotion des arts et de la culture, peu évoquée dans le programme des européennes, le parti cite un important chantier : la construction d’une « ibérosphère forte » – à savoir, une alliance entre l’Espagne et les pays gouvernés par l’extrême droite en Amérique latine – renforçant la diffusion de « l’art et la culture hispaniques », dans l’objectif de créer une sphère d’influence culturelle, politique et économique semblable à celle de l’anglosphère.

Dans la péninsule, le Portugal doit quant à lui affronter son passé colonial. Une tâche à laquelle s'attellent en particulier les artistes – comme le montre le pavillon national de la biennale de Venise, pour lequel les trois commissaires afro-descendantes ont conçu un « jardin créole ». Récemment, la suggestion du président de la République Marcelo Rebelo de Sousa (centre droit) de procéder à « des formes de réparation » envers les anciens colonisés a provoqué un scandale, porté par le parti d'extrême droite Chega, qui a réclamé sa destitution. Si celui-ci n'a que peu de pouvoir au Portugal, son influence grandissante (fondé en 2019, il a déjà atteint 18 % aux législatives de mars dernier) pèse sur les artistes. Comme ceux du groupe Fado Bicha (ou « Fado queer »), qui provoquent l'ire des plus traditionalistes, dans un pays où l'homosexualité reste difficile à afficher.

Le 9 juin, les Belges ne voteront pas seulement pour les élections européennes : le même jour ont lieu les élections régionales et fédérales. Nombreux sont ceux qui craignent un « dimanche noir ». Selon plusieurs sondages, le parti d’extrême droite eurosceptique Vlaams Belang (VB) devrait consolider ses sièges d’eurodéputés (trois actuellement). Le parti et son président Tom Van Grieken défendent une politique anti-migratoire : « Les Flamands ont le droit de protéger leur langue et leur culture et d’exiger qu’on respecte les lois et coutumes du pays d’accueil », lit-on sur son site internet. Dans la même veine que le PVV aux Pays-Bas, le VB est habitué aux critiques de ce qu’il appelle les « élites » culturelles et médiatiques et se veut grand défenseur de la cause « anti-woke ».

Enfin en France, les eurosceptiques RN et Reconquête sont donnés en tête des sondages aux élections européennes, avec au total près de 38 % d'intentions de vote. Le programme culturel de chacun se réduit principalement à des suppressions : pour les premiers, privatiser l'audiovisuel public (au menu de Marine Le Pen à la présidentielle de 2022) et pour les seconds, « affirmer les racines de notre civilisation européenne et chrétienne », tout en supprimant purement l'Agence exécutive européenne pour l'éducation et la culture. Mais c'est au niveau local que les politiques ultra-conservatrices ont le plus de champ. Sans oublier la poussée d'une presse écrite et audiovisuelle très orientée – telle que la chaîne CNews –, qui alimente largement, y compris dans le secteur culturel, la montée des idéologies d'extrême droite. Exemple à Villers-Cotterêts (Aisne), où le maire Franck Briffaut, membre du RN, ne s’intéresse pas à la Cité de la langue française inaugurée l'an dernier. En revanche, dès son arrivée à la mairie en 2014, il refusait de commémorer l'abolition de l'esclavage dans la ville qui a vu naître Alexandre Dumas, lui-même descendant d'esclaves. Dans les communes aux mains de l'extrême droite comme Perpignan, où Louis Alliot, vice-président du RN, a été élu en 2020, c'est essentiellement le patrimoine qui est mis en avant. L'école d'art, fermée en 2016 (par le maire UMP Jean-Marc Pujol), n'a pas rouvert, tandis qu'on expose une artiste « osant peindre comme les maîtres anciens ». Le FILAF (festival international du livre d'art et du film), n'y a pas résisté, et a disparu en 2020 après dix années d'existence. Mais la réalité la plus saillante dans les fiefs du RN est, comme le rappelle La Marseillaise au sujet de Beaucaire (Gard) ou Béziers (Hérault), que « la politique culturelle y est famélique ». Si elle n'est pas simplement condamnée à disparaître.

Le MAXXI à Rome.
Le MAXXI à Rome.
BERK OZDEMIR / Alamy / Hemis.
Panneau de publicité pour les élections européennes avec Giorgia Meloni à Rome en avril 2024.
Panneau de publicité pour les élections européennes avec Giorgia Meloni à Rome en avril 2024.
© Matteo Nardone/Pacific Press via ZUMA Press Wire.
Hanna Wróblewska.
Hanna Wróblewska.
© CC BY 3.0 pl.
Une œuvre de Małgorzata Mycek lors de la foire NADA Villa Warsaw en mai 2024.
Une œuvre de Małgorzata Mycek lors de la foire NADA Villa Warsaw en mai 2024.
© Instagram / NADA Villa Warsaw.
Gunnar Ardelius.
Gunnar Ardelius.
DR.
La Konsthall C de Stockholm.
La Konsthall C de Stockholm.
© Konsthall C.
L’exposition « Under a Different Sun », à la Konsthall C de Stockholm en 2020.
L’exposition « Under a Different Sun », à la Konsthall C de Stockholm en 2020.
Photo: Johan Österholm.
La vieille ville de Prague.
La vieille ville de Prague.
© Prague City Tourism.
Fado Bicha.
Fado Bicha.
PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP.
La cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts.
La cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts.
© Pierre-Olivier Deschamps / Agence Vu’ – CMN.
Le EMST à Athènes.
Le EMST à Athènes.
© Spiros Rekounas.
Gergely Nagy.
Gergely Nagy.
Le château de Buda à Budapest.
Le château de Buda à Budapest.
GARDEL Bertrand / hemis.fr
La Kunsthalle Bratislava.
La Kunsthalle Bratislava.
© Facebook / Kunsthalle Bratislava.
Liv Vaisberg.
Liv Vaisberg.
© Michele Margot.
Une manifestation organisée par Die Vielen à Berlin.
Une manifestation organisée par Die Vielen à Berlin.
© Facebook / Die Vielen.
La campagne Shield & Shine par Die Vielen.
La campagne Shield & Shine par Die Vielen.
© Die Vielen.

Article issu de l'édition N°2845