Face à la production de masse née de la Révolution industrielle, le groupe de l’Art and Craft, mené par le britannique William Morris au XIXe siècle, cherche à restaurer la qualité de l’artisanat. L’enjeu : promouvoir la valeur artistique du travail manuel, en s’inspirant de savoir-faire issus du Moyen Âge, et abolir la distinction entre beaux-arts et arts appliqués. Or aujourd’hui, il semblerait qu’une même dynamique se répète. Face à l’essor des technologies numériques et de la robotisation, le fait main revient sur le devant de la scène, tel un effet boomerang… C’est ce que remarque le commissaire Nicolas Trembley, qui a sélectionné les œuvres de vingt artistes internationaux pour la foire Art Paris. « Depuis dix ans, je m’intéresse à la résurgence des pratiques artisanales dans le champ du contemporain. J’ai effectué mes choix parmi les propositions des galeries qui correspondaient à cette thématique. Et j’ai également sollicité des galeries comme Le sentiment des choses (Paris) à participer à la foire, en raison de sa spécialisation dans la céramique et l’art japonais, comme en témoignent les vases en grès émaillés à la cendre de Shiro Tsujimura, réalisés dans des fours à bois traditionnels », souligne le curateur, par ailleurs conseiller en art et directeur artistique de la collection Syz pour l’art contemporain.
De la beauté en toute chose
Originaire de Suisse, et nourri dans ses études par la post-école du Bauhaus, historiquement « plus poreuse » au design et au textile que l’art moderniste, Nicolas Trembley se montre passionné par le mouvement Mingei qui a irrigué l’artisanat japonais et coréen au XXe siècle, et dont l’héritage transparaît dans les jarres de Jane Yang-D'Haene initialement pensées pour stocker des denrées tel que le riz (galerie Bienvenu Steinberg & J). « Il s’agit de trouver de la beauté dans les objets du quotidien. C’est une démarche plus humble et démocratique, parfois anonyme, qui apparaît comme un contrepied à la starification des artistes », note le commissaire invité, particulièrement enthousiasmé par une sculpture d’Océanie présentée chez Jeanne Bucher Jaeger, exposée pour la première fois par la galerie en 1961. À la question de savoir pourquoi on assiste à un tel retour en force de l’artisanat, Nicolas Trembley avance de nouveaux arguments esthétiques et politiques. « C’est une question de mode, et ce sont d’ailleurs ces cycles qui m’intéressent, comme quand j’ai commencé à travailler sur l’art vidéo dans les années 1990, et que l’on trouvait des écrans partout dans les musées. » Avant d’ajouter : « Pour l’Art and Craft, la critique a commencé à regarder des productions moins classiques et plus périphériques, ou produites par des minorités : femmes, Afro-Américains, pays émergents… Ainsi, c’est une manière de revenir sur les oublis de l’histoire. » À cet égard, on découvre sur le stand de la galerie Françoise Livinec des Ge Ba, soit des patchworks confectionnés à partir de chutes de vêtements recyclés par des ouvrières chinoises, dont la technique rappelle les boros et les quilts, respectivement fabriqués par les paysans japonais et les Afro-Américains dans les plantations du Sud. « Le craft n’est pas juste décoratif. Il comporte des notions sociales, politiques et culturelles plus prononcées que dans l’art moderne ou contemporain », souligne Nicolas Trembley.
Un trait d’union entre les générations
Si l’Art and Craft jette des ponts entre les beaux-arts et les arts appliqués, et valorise plus spécifiquement la céramique et le tissage, il crée également des passerelles entre les continents et les époques. Alors que l’incontournable Sheila Hicks (galerie Claude Bernard) s’est familiarisée avec les textiles précolombiens après avoir vécu plusieurs années au Mexique et suivi l’enseignement de Josef Albers à Yale, l’artiste malgache Joël Andrianomearisoa (galerie Almine Rech) mélange les techniques des tapisseries d’Aubusson réputées depuis le Moyen Âge, au tissage manuel tunisien dans des monochromes noirs composés de soie et de fibres végétales. « J’ai voulu exposer des artistes historiques pour rappeler que ces savoir-faire ont toujours existé, et montrer que les nouvelles générations ont une filiation », affirme enfin Nicolas Tremblay. Au rayon des redécouvertes, se distinguent à la galerie Richard Saltoun les Polonaises Barbara Levittoux-Świderska (1930-2017) et Magdalena Abakanowicz (1933–2019), autrices d’impressionnantes sculptures en 3D et de filets suspendus, faits notamment de fibre de sisal, un cactus originaire du Mexique. Du côté français, à noter la présence de Jacqueline et Jean Lerat à la galerie Capazza, qui ont contribué à la reconnaissance internationale du village de potier de La Borne, près de Bourges, et de la nouvelle garde incarnée par Jean-Marie Appriou et Jeanne Vicérial chez Perrotin et Templon.