Plus que partout ailleurs en Afrique du Sud, c’est au Cap que l’héritage du colonialisme se ressent le plus. C’est là où, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Néerlandais se sont installés et ont amené des esclaves d’Indonésie, de Malaisie et d’Afrique de l’Est, par l’intermédiaire de la tristement célèbre Compagnie néerlandaise des Indes orientales. C’est aussi le lieu de tous les paradoxes : pour en attester, Le Cap est à la fois la ville la plus dangereuse d'Afrique du Sud et le seul endroit où les maisons peuvent se vendre plusieurs centaines de millions de rands (100 millions de rands équivalent aujourd'hui à 5 millions d'euros, ndlr). Ces contradictions sont souvent négligées dans la représentation qu'en donnent les médias internationaux, puisqu’elle continue d’être régulièrement désignée comme l’une des villes les plus agréables où vivre dans le monde, tandis qu’en réalité, elle n’est « de classe mondiale » que pour certains.
Il n’y a pas si longtemps, des cimetières de masse datant de l’époque coloniale ont été découverts par hasard par des promoteurs immobiliers dans certains des quartiers les plus huppés du Cap. C’est le cas du mémorial de Prestwich, où des restes humains sont entreposés dans des boîtes situées à l’intérieur du café Truth. Récemment, à seulement quelques kilomètres du mémorial, des personnes sans-abri ont violemment été expulsées à proximité du très chic Green Point Tennis Club. D’autres communautés de la ville sont confrontées aux tensions liées à la gentrification grandissante des quartiers de Woodstock et Bo-Kaap, ou à la complexité des politiques de restitution de terres telles que District Six ou Protea Villa. Ces injustices actuelles ne sont rien de plus que la continuité de l’héritage du colonialisme et de l’apartheid.
Réclamation active
Pour l’artiste pluridisciplinaire sud-africaine Thania Petersen, faire de l’art a été un moyen de se sentir « appartenir à la ville », ce qui n’est pas si aisé dans un espace aussi contesté. Sa pratique comprend le film, la broderie, la photographie, la performance et des installations dans les transports publics, qui ont souvent comme enjeu une définition de la culture musulmane du Cap selon les propres termes de l'artiste. Elle décrit sa pratique comme la « réclamation active d’une relation avec (sa) terre, (sa) famille et (son) histoire ». Sa série de photographies I Am Royal (2015) est un hommage à ses enfants et illustre ses efforts de ré-historisation des contributions de celles et ceux qui furent amenés de force au Cap durant la période coloniale.
Sorti en 2020, le film Kassaram (que l’on pourrait traduire par « C’est le bordel » en malais) est l’une de ses œuvres les plus célèbres à ce jour. Il évoque à la fois la banalisation et les stéréotypes courants dont souffre la communauté des Malais du Cap. Pendant la pandémie, le film a été projeté partout, de Londres à Los Angeles – et pourtant, les personnes directement concernées n’ont pas eu l’occasion de le voir. En tant que Captonienne, Thania Petersen souhaitait vivement pouvoir montrer ce film dans sa ville : « Je culpabilise énormément si le travail que je fais n’est pas suffisamment accessible. Je ferai donc tout ce que je peux pour cela. »
Un élément clé de cette entreprise consistait à trouver les bons partenaires en vue de pouvoir largement diffuser le film à l’échelle locale. En 2021, grâce au soutien de Jay Pather du festival (Un)infecting the City, la réalisatrice avait contacté les propriétaires d’un taxi-minibus dans le but d’installer dans le véhicule un écran de télévision et des photos du film afin que les usagers puissent y avoir accès. Le minibus symbolisait un type d’expérience urbaine et de subjectivité qu’elle souhaitait exploiter : « Pour moi, rien n’est plus important que le son dans notre manière d’expérimenter la ville : si vous vivez à Constantia, vous entendez les oiseaux, si vous vivez à Sea Point, il y a de fortes chances pour que vous entendiez la mer. Le son met ainsi en évidence la différence de ressenti de la ville entre les personnes qui prennent les transports en commun – qui constituent à vrai dire la totalité des personnes racisées de la classe ouvrière de la ville – et celles qui ne les prennent pas. »
Résistance quotidienne
L’année dernière, les transports en commun ont encore été un terrain fertile pour la recherche et le militantisme de Thania Petersen. Comme beaucoup de Sud-Africains, elle soutient la lutte palestinienne pour la liberté, et a voulu montrer sa solidarité lors d’une nouvelle collaboration avec des taxis, en peignant les traditionnels motifs noirs et blancs des keffiehs, des pastèques ou encore des représentations du célèbre écrivain Edward Said sur la carrosserie de plusieurs minibus. Ces taxis sont encore en circulation : « Ils naviguent à travers cette architecture, ce paysage de l’apartheid, et on ne peut y mettre fin. Il n’y a que des corps noirs dans ces véhicules. Pour moi, le taxi est un symbole de résistance quotidienne. C’est le parfait ''camarade''. Sans le romantiser, il y a quelque chose de l'ordre de la rébellion à propos des taxis que je trouve libérateur. »
À la foire internationale d’art du Cap de cette année, qui a atteint des taux records de fréquentation, l’un des évènements les plus attendus du programme était une performance work in progress de Thania Petersen au Bo-Kaap Museum. La performance, en collaboration avec des musiciens, danseurs et danseuses locales, consistait à plonger dans la mythologie imaginaire d’une « enfant de l’Océan Indien, déplacée de force au Cap ». Elle explorait la manière dont la « créolisation » des cultures peut y être réaffirmée et perçue comme « une puissance plutôt qu’un désavantage, ainsi qu’on nous l’a toujours fait croire ».
À une époque où beaucoup d’artistes ont peur de s’exprimer au sujet de la politique actuelle en raison des conséquences que cela pourrait avoir sur leur carrière, Thania Petersen refuse de garder le silence, se sentant « très offensée par la manière dont le capitalisme détourne la religion ». L’artiste vient d’une communauté « où la religion faisait partie de notre résistance, car elle nous a appris à rester humains et altruistes ». Un élément évident qu'on retrouve dans la force de son travail et son impact dans la redéfinition du Cap.