À Mexico, la « semaine de l’art », comme se sont habitués à la nommer ses acteurs et aficionados, s’affirme plus que jamais comme un des rendez-vous incontournables du monde de l’art latino-américain, et même au-delà. La vedette de cette période, qui cette année se déroule la semaine du 5 février, reste la foire géante Zonamaco (20 ans cette année), avec ses 200 exposants venant de 25 pays, ses sections design, photo, art moderne et contemporain, et son ample programme VIP. L’offre autour de ce qui est sans aucun doute la foire la plus importante d’Amérique latine continue de se structurer en un réseau foisonnant, reliant acteurs locaux et internationaux avec pour centre la ville de Mexico. Ce moment est aussi une opportunité pour comprendre les dynamiques de marché qui régissent actuellement la scène mexicaine, notamment du point de vue de ses galeristes et collectionneurs.
Direlia Lazo, directrice artistique de Zonamaco, souligne certaines initiatives destinées à renforcer l’édition 2024, comme la nouvelle section Forma, qui présente des œuvres majeures d’artistes internationalement reconnus et jamais montrées au Mexique. Une fonction du format foire qu’apprécie la collectionneuse Mercedes Saenz : « Pour moi, les foires européennes et américaines sont des lieux où on peut voir des œuvres historiques. Ce qui est rare au Mexique, sans doute parce que nous avons peu de collectionneurs capables d’acquérir ces œuvres. Pourquoi investir pour les montrer si le marché est inexistant ? » À noter, Zonamaco lance également un nouveau prix d’acquisition ambitieux de 100 000 dollars, Erarta, désigné par le public et remis à un artiste de la foire. Les traditionnelles sections Ejes et Sur sont confiées cette année à deux curateurs brésiliens : la première à Bernardo Mosqueira autour des notions de « plaisir et politique », et la seconde à Luiza Teixeira de Freitas autour de « économie et care ».
Du local au global
La foire Material, qui fête quant à elle ses dix ans, est la concurrente principale de Zonamaco. Elle a développé au fil des ans un profil plus pointu, proche de foires comme NADA, à Miami, ou Paris Internationale, en s'orientant vers des galeries moyennes et des artistes émergents. La foire (qui a lieu cette année du 8 au 11 février) se targue d’un profil très international, avec 40 % de galeries latino-américaines. Adrian de Banville, directeur des relations VIP, affirme que Estación Material, la version satellite de la foire organisée depuis trois ans à Guadalajara, deuxième ville du pays, a grandement contribué à la consolider auprès des collectionneurs locaux. Il confie : « Notre stratégie pour les prochaines années est de renforcer notre programme VIP, non seulement au moment de la foire mais aussi tout au long de l’année, grâce à de futurs partenariats avec des marques de luxe soucieuses de nous associer à leur storytelling – et pas seulement au Mexique. Cette année, nous invitons par ailleurs une dizaine de professionnels d’institutions internationales (Palais de Tokyo, Abattoirs de Toulouse, Whitney Museum de New York, MASP de São Paulo…) à visiter Mexico, afin de favoriser la mobilité des artistes. Ce programme a été conçu et est dirigé par Anaïs Lepage, curatrice basée entre la France et Mexico ». Adrian de Banville cite également les intérêts annexes de la foire comme l’art sonore, qui sera à l’honneur avec une performance inédite de Carlos Amorales dans le spectaculaire Polyforum Siqueiros, ainsi qu'une alliance avec la foire du livre Todo-Mundo, organisée par Temblores Publicaciones dans un espace situé à deux pâtés de maison. « Notre projet vise à consolider les échanges entre éditeurs mexicains, latino-américains et du reste du monde, et à penser le livre comme capable de faire voyager des mondes au-delà des frontières », explique Ana Gabriela García, directrice de Todo-Mundo. Les salons du livre se sont en effet affirmés ces dernières années comme une excellente offre complémentaire pour le grand public, limité dans ses moyens mais avide de produits dérivés, livres, posters et multiples.
Salón ACME (du 8 au 11 février) est le troisième événement structurant de la semaine, « dans l’esprit indépendant des salons d’artistes du XXe siècle », souligne sa nouvelle directrice artistique Ana Castella. « Une initiative d'artistes pour des artistes. » Salón ACME se distingue tout d’abord par le lieu incroyable dans lequel il se déroule : une gigantesque maison coloniale dans son jus, habitée à l’année par des industries créatives, un restaurant, un atelier de céramique, un boutique-hôtel… « Ce qui nous différencie, c’est le lien à la gastronomie et à la musique, en relation avec la région du Mexique invitée, cette année Nuevo León, qui colore le salon et l’ancre dans la réalité du Mexique décentralisé. Par ailleurs, à l’inverse des foires qui misent tout sur leur programme VIP hors-les-murs, nous offrons au visiteur, sur notre site, une expérience globale », défend Ana Castella. Cette année, Salón ACME présente 82 artistes internationaux choisis suite à un appel à candidatures qui a reçu plus de 1 800 dossiers. « Cette profusion nous déboussole toujours, mais témoigne de la vitalité créative de l’Amérique latine et de l’art émergent en lien avec Mexico », poursuit Ana Castella. À noter un autre salon émergent, QiPO, situé dans le même quartier central qu'ACME et Material, dans un nouveau bâtiment désaffecté : « QiPO présente des stands avec des propositions collectives favorisant l’échanget, déclare sa directrice Laura Reséndiz. L’entrée gratuite et les prix plus abordables des œuvres visent à offrir un complément aux autres foires, tout en mettant l’accent sur les écosystèmes indépendants présents dans la ville ».
Moment d’effervescence
Cette pléthore d’initiatives commerciales s’appuie sur l’extraordinaire vitalité de l’écosystème artistique de Mexico, où se sont installées ces dernières années nombre d’antennes de galeries étrangères : Nordenhake, Morán Morán, Mariane Ibrahim, Travesía Cuatro, Anonymous… La dernière en date, et la plus surprenante, est la galerie König, qui a ouvert ses portes dans une imposante maison du quartier de la Condesa. Il est indéniable que l’intérêt des artistes étrangers eux-mêmes, qui depuis dix ans viennent travailler et produire au Mexique, est un facteur clé de cette attractivité. Javier Estevez, fondateur de la galerie Mascota, raconte : « J’ai ouvert la galerie il y a huit ans pour montrer des peintures d’artistes étrangers que je ne voyais pas à Mexico. Aujourd'hui, des collectionneurs sérieux, sortis de nulle part, passent le pas de la porte et achètent. Idem pour des directeurs d’institutions : le Whitney Museum, la DIA Foundation… Mexico n’est plus seulement un lieu de tourisme exotique et de retraites chamaniques. Sa scène culturelle est estimée au niveau international. En témoigne la vitalité des projets commerciaux de ces dernières années, comme PEANA, Pequod ou Campeche, qui arrivent à maturité et sont capables de porter de manière réaliste la scène locale sur le marché ». Ainsi Ana Pérez Escoto, fondatrice de PEANA, qui débuta à New York comme un projet offsite avec l’ambition de présenter des artistes mexicains encore inconnus aux États-Unis, a fini par ouvrir un espace à Mexico en septembre 2022. Selon elle, « Mexico vit un moment d’effervescence artistique proche de celle du début du siècle dernier, quand Diego Rivera et Frida Kahlo recevaient les artistes modernes européens et américains et faisaient dialoguer le monde entier ».
Une intuition partagée par le jeune collectionneur Fernando Vázquez-Chelius : « Je collectionne des artistes mexicains, car c’est le contexte auquel j’appartiens. Des artistes capables de parler de qui nous sommes comme Mexicains, mais qui ne sont pas réduits à une production ''exotique'' sur une scène globale ». Et de citer des artistes comme Ana Segovia (qui vient de quitter la galerie Karen Huber pour Kurimanzutto), Paloma Contreras Lomas (Pequod), Noé Martínez, Fernando Palma Rodriguez (House of Gaga), Javier Barrios (Clearing), Cristóbal Gracia (Pequod), Lorena Ancona (Llano), Lucía Vidales (Proxyco)…
La peinture est un médium très en vogue en ce moment, soulignent de nombreux acteurs. Elle n'est cependant pas la seule, comme le rappelle Mercedes Saenz : « Je collectionne aussi de la photographie, qui me semble être un médium particulièrement fort en Amérique latine. Dans le groupe que j’ai cofondé, Young Collectors, de jeunes collectionneurs acquièrent des œuvres difficiles – installations, vidéos, pièces non décoratives. Je me sens moins seule dans ma démarche, comme c'était le cas il y a dix ans ». Et Fernando Vázquez-Chelius de conclure : « Je vois le fait de collectionner comme un exercice de résistance personnelle, dans un monde dont les logiques, celles du capitalisme financier dont je fais partie, anesthésient de plus en plus notre part d'humanité ». Dans un pays aussi inégal en termes de répartition des richesses et pourtant en plein boom économique (le Mexique est la douzième puissance économique mondiale), ces mots sont de bon augure pour le futur de l’écosystème artistique mexicain.