C’est un trésor que les moines du Toeizan Kan’ei-ji gardent à l’abri des regards. Mais pour la Tokyo Biennale, la porte de l’arrière-cour de l’imposant temple de Yanaka, dans le vieux Tokyo, s’est ouverte. Derrière, un micro-jardin sec se découvre, antichambre d’un pavillon devenu salle d’exposition. Sur les tatamis, le photographe japonais Risaku Suzuki a installé un photomaton aux airs de miroir de loge d’artiste : le visiteur est invité à s’asseoir face à la glace et dans le silence entrecoupé de lointains coups de gong, à penser à un lieu, un être aimé. Résonne soudain le son de l’obturateur. Photographié derrière le miroir sans tain, le modèle devient le reflet de ses propres réflexions. Parce que son œuvre Mirror Portrait – Lightning up a corner fait écho à la philosophie bouddhiste, l’artiste a choisi, parmi la quarantaine d’espaces du festival, d’exposer au temple : « Le point commun entre les lieux et mon œuvre se trouve dans le fait d'approcher la vérité en se concentrant sur un seul objet, sans que son esprit ne soit perturbé. »
Transgresser les conventions
Les artistes japonais sont de plus en plus nombreux à investir ces lieux de culte qui font la richesse culturelle de l’archipel – on dénombre environ 70 000 temples au Japon –, tandis que les curateurs cherchent à s’en saisir le temps d’une exposition, désireux de faire renaître des liens distendus avec le public. « À partir de l’ère Meiji, on a commencé à penser que l’art n’est art que s’il est exposé dans les musées et les galeries, rappelle le directeur de la Tokyo Biennale Masato Nakamura. Pourtant auparavant, les gens étaient constamment en contact avec l’art, lors de la cérémonie du thé par exemple. Nous voulons renouer avec cela et transgresser les conventions, en montrant que l’art fait partie du quotidien et en exploitant des lieux de vie. »
Investir des espaces non-conventionnels pour toucher une audience peu familière de la photographie contemporaine, c’est tout le projet du festival Kyotographie, qui inclut les temples dans son programme depuis plus de dix ans, renouant avec l’une des fonctions initiales du lieu de culte : « Les temples ont toujours exposé de l’art, sur leurs portes coulissantes fusuma ou dans les alcôves tokonoma. Et dans un pays où l’on manque d’espaces dédiés, cela nous a semblé une évidence d’occuper ces lieux », estime sa cofondatrice Lucille Reyboz.
L’occasion aussi de mettre en valeur un patrimoine parfois méconnu et de miser sur leur attrait touristique, souligne Hiroshi Usui, directeur de la programmation du festival d’art et d’artisanat contemporain Go for Kogei, qui investissait l’an dernier deux temples bouddhistes de la région du Hokuriku, bordant la mer du Japon : « Mettre en avant cet héritage culturel, c’est aussi une manière de faire venir au festival un public différent, intéressé par les temples et leur architecture, en particulier les visiteurs étrangers ».
Question de survie
Toutefois, les temples ne se laissent pas métamorphoser si facilement. Si leur esthétique et leur atmosphère propice à la contemplation en font des lieux idoines pour y montrer de l’art, ils sont régis par de nombreuses règles et requièrent un important travail scénographique. « Impossible d’accrocher quoi que ce soit au mur, il faut s’adapter, rappelle Lucille Reyboz. La mise en espace est clé. » Tout comme la pédagogie à mener avec la communauté du temple, estime Hiroshi Usui : « Il faut prendre le temps d’expliquer le travail des artistes et gagner leur confiance ». Mais une nouvelle génération de moines, soucieuse de donner une autre image des temples, plus en phase avec les évolutions de la société, est désormais à l’initiative de ces collaborations artistiques, observe Lucille Reyboz : « À présent, ce sont les temples qui nous approchent ».
Au Ryosokuin de Kyoto, les expositions et rencontres se multiplient, tout comme les résidences d’artistes. « Le temple doit s’ouvrir davantage, il a traditionnellement une fonction de lieu public où les gens se rassemblent », souligne Toryo Ito, prêtre en chef adjoint. Alors que le Japon voit sa population diminuer et vieillir, et que la ferveur religieuse est à la baisse (plus de 70 % des Japonais se considèrent non-pratiquants), se réinventer est parfois une question de survie : « Les donations sont de moins en moins importantes et les temples demandent beaucoup d’entretien, explique Toryo Ito. La location de leurs espaces est devenue pour certains une source de financement conséquente ».
Pour faire dialoguer art et bouddhisme, d’autres y aménagent même leur propre galerie permanente. Au Chohouin de Tokyo, le moine Akiyoshi Taniguchi a conçu « Kurenboh », une pièce du temple aux murs blancs et aux angles arrondis, « qui donne l’impression de flotter. Elle calme l’esprit et permet de se concentrer sur les œuvres d’art présentes ». L’art, comme une invitation à la méditation.