Afrique du Sud : le football et l’art, espaces de participation

En Afrique du Sud, le football et la politique sont fortement liés. Leurs liens sont passés par des moments de camaraderie, des victoires et des soulèvements sociaux, mais ont aussi souffert de la corruption et de divisions internes. À Robben Island, une île où furent emprisonnées de nombreuses personnalités politiques opposées à l’Apartheid, les prisonniers créèrent la Makana Football Association en 1966. La compétition les aida à endurer leurs conditions d’incarcération. Les matchs du samedi cassaient la routine de la prison. Ainsi, les conversations des membres dirigeants du Congrès national africain (ANC) s’articulaient souvent autour de deux thèmes : la politique et le football. Mais la sinistre administration responsable de la prison ne mit pas longtemps à réaliser l’importance de ces matchs et interdit aux hommes politiques de haute notoriété, comme Nelson Mandela, d’y participer ou même d’y assister en tant que spectateurs. 

Après les premières élections démocratiques du pays, en 1994, le gouvernement misa sur ce sport pour fédérer la nation. L’ Afrique du Sud remporta la Coupe d’Afrique des nations en 1996 et accueillit la Coupe du monde de football en 2010 : deux évènements cruciaux pour le nouvel ordre démocratique. 

Points d'entrée

En 2022, les curateurs Phokeng Setai et Alex Richards ont lancé leur projet Exhibition Match, qui utilise le football comme « support » pour initier des réflexions sur les notions de communauté en Afrique du Sud et ailleurs. Selon eux, le football et l’art sont « des espaces de participation », et le football peut être vu comme un réceptacle qui transmet un « sentiment, une énergie, une émotion auxquels nous répondons psychologiquement et physiquement », et que l’on pourrait « considérer de la même manière que l’art ». Le projet promet de devenir un évènement récurrent, immanquable dans le calendrier culturel sud-africain. Son principe : un match opposant les membres de l’écosystème artistique local et une exposition explorant les différentes intersections entre les deux domaines. 

La première itération du projet a eu lieu en février 2022 au Cap, où Phokeng Setai et Alex Richards sont installés, alors que la ville accueillait la 9^e édition d' Investec Cape Town Art Fair. En plus du match de foot, ils ont aménagé un « Members Lounge » et une exposition à la A4 Arts Foundation qui présentait, entre autres, des œuvres de Zanele Muholi, Penny Siopis et Dan Halter. Décoré avec des meubles et accessoires d’inspiration moderniste, le lounge avait une aura nostalgique et inspirait des discussions évoquant le plaisir de regarder un match de football ensemble. Pour Alex Richards, l'espace permettait de créer une archive des « histoires vécues par les gens travaillant dans l’art en lien avec le football », que l’on retrouve sur leur compte Instagram. D’après Phokeng Setai, « le football et l’art peuvent amener plusieurs sujets de conversation ». Exhibition Match est une initiative ouverte qui accueille des personnes de tous bords : « Si vous ne vous considérez pas comme une personne du monde de l’art, mais que vous entretenez une relation étroite avec le foot, c’est un point d’entrée pour vous. Si vous n’êtes pas fan de foot, mais que vous avez une connaissance solide en art, c’est un point d’entrée pour vous. En raison de leur puissance globale, vous ne pouvez échapper à ces deux sphères », poursuit le curateur. 

Lien discursif

Exhibition Match a participé à la plus ancienne foire du continent africain, la FNB Art Joburg Fair, à Johannesburg en 2023, en présentant l’installation performative Masked Balls (2022-2023) de l’artiste sud-africain Kendell Geers. Le stand était entièrement entouré d’un filet de but et les visiteurs étaient encouragés à y entrer pour taper du pied des ballons recouverts par des masques en latex à l’effigie de divers présidents (Vladimir Poutine, George W. Bush...). Vision rare dans une foire d’art, l’installation de Kendell Geers fit rire et offrit de belles photographies aux écoliers comme aux collectionneurs et aux artistes. 

C’était un divertissement, mais quelque chose de plus profond avait aussi lieu dans cet espace. Lorsque l'exposition fut ouverte et que les ballons commencèrent à être frappés, furent révélés la possibilité de jouir de la violence, l’anéantissement des partis politiques traditionnels et le besoin général d’expériences nouvelles. Pour autant, on s’amusait.

À l’heure actuelle, il y a 14 millions de jeunes Sud-Africains qui ne sont pas inscrits pour voter. Les organisations, partis politiques et think tanks de tous bords politiques s’efforcent de changer cela, appelant la jeunesse à « jouer son rôle ». À ce propos, Phokeng Setai déclare que « l’idée de participation en lien avec la politique est intéressante et l’installation de Kendell Geers crée un lien discursif. » Pour Alex Richards, le fait que l’œuvre n’ait pas été mise en vente est important : « Il n’y a pas d’échange d’argent. On entre dans le stand, on tape dans les ballons, mais on ne peut pas acheter l’œuvre. L’absence de relation commerciale nous intéresse dans le cadre de cette foire. »

C’est Kendell Geers qui a appris au duo les origines mayas de ce sport, ce qui les a aidés à « décentrer l’image du foot comme un sport européen », admet Phokeng Setai. Maintenir une perspective centrée sur le Sud mondial a été primordial, spécialement en raison des lieux où ils envisagent de faire voyager leur projet : Dakar, Bamako et Lubumbashi.

Une imagination active

L’imagination est une part importante de l’expérience du football et un autre point de connexion entre le sport et les arts. La « transmission d’énergie », comme l’appelle le duo, s’opère des joueurs aux supporters dans le stade, de ceux qui regardent des matchs dans des bars à ceux qui écoutent avec attention leurs commentaires à la radio. Pour Phokeng Setai, les « éléments chantés et sonores non visuels contribuent à ce qui fait du foot une puissance culturelle ». Écouter du football à la radio est une tradition ancienne en Afrique du Sud (et ailleurs) et nombreux sont ceux qui choisissent de faire l’expérience du sport via ce média. L’écrivain sud-africain Lidudumalingani Mqombothi écrit dans « The Art of Suspense » (The Chimurenga Chronic, avril 2016, non traduit) : « La radio requiert la collaboration de celles et ceux qui l’écoutent, une imagination active, une oreille attentive, un esprit vagabond. Ce n’est pas fait pour les spectateurs mais pour les rêveurs, ceux qui rêvent de buts, de tacles, de passes, de talents, de parades et de l’impossible ». 

Dans le football, il y a de la place pour l’émergence d’une grande variété d’attitudes et d’émotions : la joie, la célébration et l’unité, mais aussi la fracture, la misogynie et la violence. Cette dernière est très peu mentionnée dans les discours génériques et souvent redondants du monde de l’art. L’installation de Kendell Geers, par exemple, permet aux curateurs de parler de politique sous plusieurs dimensions, dans le contexte d’une foire qui est l’extrême manifestation du potentiel de commercialisation de l’art. Avec Exhibition Match, Alex Richards et Phokeng Setai participent à une compréhension nuancée de la notion de « communauté » dans le monde de l’art en Afrique du Sud, travaillant à en élargir l’accès par l'ouverture d'esprit de l'initiative. Ainsi, le foot s’avère être un vecteur global qui leur permet de mener à bien cette tâche de manière critique, mais aussi avec empathie.