Les liens que l’art a tissés en France avec l’économie sociale et solidaire (ESS) – qui désigne les structures reposant sur des principes communs : utilité sociale, coopération, ancrage local, ndlr – se conjuguent à l’histoire du statut d’artiste-auteur, et par extension des métiers des arts visuels, dont l'écriture est toujours en cours. De la première branche syndicale des Artistes Plasticiens créée en 1977 par la CGT jusqu’au récent Massicot, « fédération syndicale des étudiant]]>es en écoles de création », plusieurs vagues de revendications et de légiférations ont accompagné la structuration très progressive du régime d’artiste-auteur, resté à l’écart du régime des intermittents du spectacle. Dernière réforme en date, celle votée en 2020 qui a vu, entre autres, les rémunérations issues des activités dites « accessoires » (cours, workshops et autres prestations) se généraliser, peu importe le seuil de revenus, mais toujours plafonnées à 1 200 fois le smic horaire.
Bien que le régime actuel permette de bénéficier des mêmes prestations d'assurances sociales que les salariés, l’indépendance de l’activité permet une couverture sociale qui reste superficielle : pas d’assurance chômage, ni d’assurance en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Sans parler de l’absence de conditions de rémunération pour les expositions et autres temps de travail que les Schémas d’orientation pour les arts visuels (SODAVI), initiés par le ministère de la Culture en 2020, ont tenté de diagnostiquer et de réguler. La crise du Covid a mis à nu les fragilités de ce statut, laissant les 200 000 indépendants du secteur sans possibilité de revenus complémentaires face aux reports et aux annulations.
En réaction à cette structuration tardive, le modèle associatif a parallèlement connu un essor considérable. Grâce à sa vocation non lucrative, il rejoint le périmètre de l’ESS, permettant aux artistes-auteurs de solliciter des subventions pour partager des ateliers, entreprendre leurs projets et se rémunérer. Pas étonnant donc que le nombre d’associations loi 1901 en arts visuels soit passé d’environ 5 000 structures en 2013 à plus de 8 300 actives aujourd’hui. Outre le pouvoir de fédérer les professionnels et d'œuvrer à la reconnaissance des conditions de travail, comme l’attestent Économie solidaire de l’Art ou La Buse pour les artistes, Bla! pour les médiateurs, c-e-a pour les commissaires d’exposition et l’AFROA pour les régisseurs, elles ont permis de générer bon nombre d’emplois salariés devenant une alternative au statut d’indépendant. Néanmoins, l’état des lieux réalisé par Jean-Philippe Rathle en 2019 à partir de la dernière enquête de l’Insee sur la situation des associations, datée de 2013, révèle que « le taux d’associations employeuses en arts visuels s’élève à seulement 11 % sur l’ensemble des associations culturelles employeuses recensées, contre 46 % dans le spectacle vivant ».
Le modèle coopératif, un pari sur l’innovation juridique
Insatisfaits par les limites du statut associatif et la précarité de l’indépendance, certains acteurs militent pour que les arts visuels intègrent le régime intermittent. D’autres mettent à l’épreuve le cadre juridique des sociétés coopératives pour se rapprocher un peu plus du salariat. En 2003, Stéphane Bossuet découvre le réseau encore jeune des CAE (Coopératives d’activité et d’emploi), situées à la frontière entre le salariat et l’indépendance mais dont l’activité est encore généraliste. Voyant les potentialités de ce modèle sociétaire, il injecte son expertise du domaine culturel dans la création d’Artenréel, première coopérative spécialisée dans la culture. « En 2004, nous étions encore dans l’expérimentation. Il a fallu attendre dix ans, avec la loi Hamon de 2014 sur l’ESS, pour sanctuariser le modèle des CAE et adopter le contrat d’entrepreneur salarié associé dans le code du travail. Ça a été toute une aventure pour transformer des chiffres d’affaires, des subventions et des bourses en salaires », raconte Stéphane Bossuet.
D’autres professionnels sont revenus au format originel des sociétés coopérative de production (SCOP), comme en atteste la récente Octopus (dont l’autrice de cet article est membre, ndlr), « agence d’emploi temporaire dans les métiers de la production artistique de type coopératif, où les travailleurs sont employés avec le contrat plus classique du contrat à durée déterminée d'usage (CDDu) ». Avec plus de 6 000 CDI créés, « les organisations coopératives mériteraient d’être davantage accompagnées par les pouvoirs publics pour poser les bases d’un nouveau paradigme managérial associant créativité, gouvernance distribuée et solidarisation », affirme Philippe Henry, chercheur en socioéconomie de la culture, dans un article de la revue NECTART.
La coopération comme approche pédagogique expérimentale
Fortes de leurs acquis et de leur autonomie, les coopératives poursuivent pourtant leurs expérimentations d’accompagnement artistique. L’année dernière, un petit groupe d’étudiants en quatrième année des Beaux-Arts de Valence a lancé Super Orga, une coopérative éphémère au sein de la CAE Prisme, pour mener leur festival de performances dans l’espace public de Montélimar. « Alors qu’on partait de zéro, Prisme a établi des contrats de jeunes entrepreneurs et nous a accompagnés pendant plus d’un an en nous formant à la gestion de projet grâce au concours d’intervenants en communication et en mécénat, raconte Enaëlle Forest, l’une des organisatrices. On a réussi à lever un budget de 14 000 euros qui nous a permis de rémunérer les artistes invités, point essentiel pour nous. Et on a même réussi à nous rémunérer nous-mêmes. »
Le modèle coopératif séduit aussi pour sa dimension collective et ses valeurs de mutualisation et de solidarité. Sans être une société coopérative au sens légal du terme, la Coopérative de recherche de l'École supérieure d'art de Clermont Métropole en revendique l’appartenance idéologique pour réinventer les procédés de recherche et de création. La vidéaste Stéphanie Lagarde, membre depuis 2019, reconnaît que mettre en commun sa recherche, ses outils et son matériel l'a ouverte à « une nouvelle façon de créer et à de nouveaux questionnements : qu’est-ce qu’un corps collectif dans la production d’un film, et comment l’horizontalité peut-elle prendre forme ? » Celles et ceux qui se définissent désormais comme « travailleurs de l’art » pourraient bien rebattre les cartes de l’entreprise individuelle sacralisée par le libéralisme, pour inventer un futur professionnel plus durable et moins concurrentiel.