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Silvia Naef : « Il faut inclure l’art arabe moderne dans l’enseignement de l’histoire de l’art »

Silvia Naef : « Il faut inclure l’art arabe moderne dans l’enseignement de l’histoire de l’art »
Silvia Naef.
© UNIGE Jacques Erard.

Dans À la recherche d’une modernité arabe, Silvia Naef, professeure à l’unité d’arabe de l’université de Genève, éclaire un pan important mais encore mal connu de l’histoire de l’art : l’art arabe moderne. Réédité prochainement par Zamân Books après une première parution en 1996, cet ouvrage essentiel met fin à certaines idées reçues encore tenaces. Il permet de contextualiser l’essor des modernités arabes principalement en Égypte, au Liban et en Irak, à travers des artistes tels que Mahmoud Saïd, Kamel El-Telmissany, Shafic Abboud, Saloua Raouda Choucair ou Dia al-Azzawi.

Pourquoi est-ce important aujourd’hui de rééditer ce livre après une première publication il y a plus de 25 ans ?

D'abord je tiens à préciser que contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de vide entre un art islamique et un art contemporain qui naîtrait du néant ou encore de cet art islamique. C’est absurde. Il existe bien un art moderne dans le monde arabe, qui fait la jonction entre les deux. Il est non seulement important de nommer ces modernités arabes, mais aussi de les inclure dans les cursus en histoire de l’art. On ne peut plus les ignorer. Les étudiants notamment ont besoin d’intégrer dans leur formation d’autres points de vue – d'Égypte, Irak, Chine, Brésil... –, pour comprendre comment la modernité est vécue, pratiquée, pensée et comment elle s’exprime ailleurs. La version anglaise qui accompagne cette réédition permettra aussi une diffusion plus large.

Comment expliquer le manque d’intérêt, particulièrement pour la période moderne – à la différence des arts anciens ou dans une moindre mesure de l’art contemporain du Moyen-Orient ?

Les arts pré-modernes ont été perçus en Europe comme des arts véritablement authentiques. L’idée est que par la suite, avec l’occidentalisation, tous les peuples se seraient mis à faire de pâles imitations de l’art occidental. Ce qui n’est pas du tout vrai ! Selon les contextes et les pays, il se passe à chaque fois quelque chose de différent. Des propriétés et des significations autres se créent. Encore dans les années 1980, quand je faisais mes recherches, mon directeur de thèse m’avait conseillé d’arrêter de perdre mon temps avec l’art arabe moderne, et de travailler plutôt… sur l’islam politique, surtout si je souhaitais faire carrière. 

Les modernités artistiques concernent ici principalement l’Égypte, le Liban et l’Irak. Vous rappelez le contexte et l’importance du processus de modernisation alors en marche dans la région. Comment tout cela commence ?

Même s’ils ont des histoires politiques et des réalités économiques différentes, ces trois pays sont marqués par la forte présence de l’Empire ottoman, qui sert de cadre commun. Ils ont connu des moments artistiques importants et ont produit une véritable réflexion sur l’art tel qu’il était pratiqué en Europe, avec une adoption précoce de sa matrice. Tout commence il y a déjà plus de 100 ans…. Il est important de comprendre que dès le XIXe siècle il y a un processus de modernisation en marche dans la région, qui concerne toutes sortes de savoirs, sciences et techniques, développés alors en Europe occidentale. Ainsi dans un premier temps, l’adoption d’un art académique européen (et de ses techniques !) se fait dans ce contexte-là, en rupture avec l’art traditionnel et l’art islamique. À partir de la fin du XIXsiècle, quelques jeunes artistes partent se former dans les académies en Europe, essentiellement Paris et Rome. Il y a par exemple des peintres libanais qui gagnent leur vie en faisant des portraits de la bonne société. En Irak, les premiers peintres étaient des militaires qui s’étaient formés à Istanbul. Et c’est en 1908, en Égypte, dans un Caire très cosmopolite, que la première école des beaux-arts est créée dans le monde arabe, offrant un enseignement académique figuratif (dessin, peinture, sculpture). 

Qu’est-ce qui caractérise l’art arabe moderne ? Quels en sont les mouvements clés ? Le cas du surréalisme en Égypte (auquel le Centre Pompidou consacra une exposition en 2016) est un cas intéressant, mais à part selon vous.

Après la Seconde Guerre mondiale, les pays arabes connaissent une montée des nationalismes avec les mouvements de décolonisation et le panarabisme. Cela amène notamment intellectuels, écrivains et artistes à réfléchir à comment se forger une identité arabe dans le cadre de ce processus de modernisation, voire d’occidentalisation. Ça veut dire quoi être moderne ? Comment faire un art moderne et arabe, ou arabe et moderne ? Un vrai projet esthétique se met en place : pensé à la fois en rupture avec l’art académique, à la manière des avant-gardes occidentales, et dans le cadre d’une identité nationale propre, sans retour pour autant à un art islamique. De plus en plus d’artistes intègrent ainsi dans leur vocabulaire plastique des références, par exemple, aux civilisations pré-islamiques, ou s’approprient motifs et couleurs des arts populaires de la région. À cet égard, il faut citer le groupe de Bagdad pour l’art moderne, qui publie un manifeste en 1951. La Hurufiyya est un autre mouvement important et l’un des rares à être véritablement panarabe, qui utilise la graphie des lettres arabes à l’intérieur de compositions abstraites. Mais cela n’a rien à voir avec la calligraphie ou l’art islamique, comme on l’entend souvent.

Ces derniers temps, on observe selon vous une meilleure visibilité de l’art arabe moderne, surtout sur le marché de l’art. Quels en sont les principaux acteurs ? 

En effet, aujourd’hui il y a des acteurs et collectionneurs de poids, notamment dans les pays du Golfe, pour le marché de l’art moderne et aussi, depuis les années 1990, l'art contemporain. C’est devenu un enjeu économique. Le Mathaf, musée arabe d’art moderne à Doha (Qatar), créé il y a une dizaine d’années, a donné un véritable coup de fouet à un paysage de l’art jusqu'alors très endormi. À Sharjah (Émirats arabes unis), la Barjeel Art Foundation, présidée par Sultan Sooud Al-Qassemi, est aussi un acteur très dynamique dans la région, comme l'a montré la récente exposition « Kawkaba » organisée avec Christies’ à Londres. Il y a aussi à Beyrouth la galerie Saleh Barakat, la Dalloul Art Foundation ou encore le musée Sursock. Présente en ligne, la fondation Atassi pour la préservation et la collection de l’art syrien est aussi une initiative intéressante. Cela dit, on manque encore de recherche académique sur le sujet qui soit ancrée dans un véritable cadre institutionnel. 

Une exposition organisée par la Atassi Foundation à Dubai.
Une exposition organisée par la Atassi Foundation à Dubai.
Courtesy of the Atassi Foundation for Arts and Culture.
Fateh Moudarres, Black Spots, huile sur toile, 1969.
Fateh Moudarres, Black Spots, huile sur toile, 1969.
Courtesy of the Atassi Foundation for Arts and Culture.
Silvia Naef, À la recherche d’une modernité arabe, à paraître aux éditions Zamân Books.
Broché, 17 × 24 cm
450 p., 45 ill. n/b et 45 coul.
Silvia Naef, À la recherche d’une modernité arabe, à paraître aux éditions Zamân Books.
Broché, 17 × 24 cm
450 p., 45 ill. n/b et 45 coul.


DR.

Saloua Raouda Choucair, Composition in Yellow, huile sur panneau, 1962-1965.
Saloua Raouda Choucair, Composition in Yellow, huile sur panneau, 1962-1965.
Photo : Barjeel Art Foundation. DR.
L’exposition « Kawkaba » organisée par la Barjeel Art Foundation avec Christie’s’ à Londres en juillet et août 2023.
L’exposition « Kawkaba » organisée par la Barjeel Art Foundation avec Christie’s’ à Londres en juillet et août 2023.
Photo : Amir Hazim.
L’exposition « Kawkaba » organisée par la Barjeel Art Foundation avec Christie’s à Londres en juillet et août 2023.
L’exposition « Kawkaba » organisée par la Barjeel Art Foundation avec Christie’s à Londres en juillet et août 2023.
Photo : Amir Hazim.
Mahmoud Saïd, Aswan-The Rocks, huile sur panneau toilé, 1949.
Mahmoud Saïd, Aswan-The Rocks, huile sur panneau toilé, 1949.
Photo : Barjeel Art Foundation. DR.

Article issu de l'édition N°2685