Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

Association Jeune Création : les raisons de la colère

Association Jeune Création : les raisons de la colère
Oeuvre de Yue Sun présentée lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
© Instagram / Jeune Création.

La 73e exposition de l’association Jeune Création s'est close ce 17 septembre à Paris, dans un format réduit. Une édition qui s'est déroulée avec en fond sonore une grande colère contre l’association et sa direction.

Après le CentQuatre, la galerie Thaddaeus Ropac ou la fondation Fiminco, le salon Jeune Création a eu lieu cette année à l’Espace Niemeyer, place du colonel Fabien à Paris, avec 25 participants seulement, contre plus du double lors des éditions précédentes. La 73e édition de cet événement, organisé par une association d'artistes née en 1949, s'est déroulée sur fond de nombreux messages de colère partagés sur les réseaux sociaux : celle d'artistes, curateurs et acteurs du milieu de l’art qui depuis plusieurs années dénoncent les agissements de l'association dirigée par Jérémy Chabaud.

« À l'origine Jeune Création est une association par et pour des artistes, bénévoles. Aujourd'hui son budget passe à payer la gouvernance, et la plupart des artistes y perdent de l'argent, observe amèrement Dimitri Robert-Rimsky, qui en fut le trésorier de 2014 à 2017. Il y a une ressource infinie de jeunes artistes qui voient l’association comme un espace de visibilité, une opportunité de carrière… Alors qu’elle les précarise encore plus. » D’autres mots sont tout aussi durs, et ils viennent d'un membre de l'ADIAF, Ronan Grossiat : « Pourquoi Jeune Création s'est transformée en oppression annuelle des artistes précaires ? » Dans une story Instagram en trois parties publiée pendant le salon, et largement partagée, le collectionneur énumère point par point les raisons de son courroux. Les artistes doivent payer pour candidater, puis une fois sélectionnés, assumer 100 % des coûts de transport et d'installation « malgré des promesses orales de remboursement, non tenues ». Dans le cadre des prix organisés par Jeune Création, charge à eux de « trouver des financements externes, publics et privés, et de les déposer sur les comptes de l'association Jeune Création, qui les réaffecte, contre la loi, à ses propres besoins ». À cela s'ajouterait « une logique de menace, écrite et orale, à l'encontre des artistes pour les dissuader de réclamer ou de porter plainte », tandis que d'autres ont dû avoir recours à des avocats pour récupérer leurs œuvres après l'exposition.

Auprès du Quotidien de l'art, Ronan Grossiat témoigne de la plainte qu'il a déposée à l'initiative collective de victimes présumées : « L’équipe de jeunes curateurs et artistes avec laquelle nous avons décidé de porter plainte a subi une succession de menaces et tentatives d’intimidations de la part d’un des principaux dirigeants de l’association, documentées. Après de multiples réclamations, ils ont constitué un dossier complet afin de garder trace des réaffectations, par l’association, de fonds qui leur étaient pourtant destinés. Faute d’avoir eu la moindre réponse, des mises en demeure par lettres d’avocats ont été transmises, à la fois par recommandés et emails, à l’association ainsi qu’à ses dirigeants, puis une sommation interpellative par huissier a été effectuée dans les locaux de l’association, avant qu’une plainte ne soit déposée fin 2022 auprès du Procureur de la République ». Les donations faites à l'association « uniquement à destination du projet des artistes et curateurs », n’auraient été que très partiellement affectées au projet légitime, tandis que ses organisateurs n'ont pas pu avoir accès au suivi des subventions publiques (ministère de l'Outre-mer et mairie de Romainville) qui devaient leur être dédiées. Des faits constitutifs, selon l’ensemble des conseils juridiques qu’il a pu consulter aux côtés des artistes, d'« abus de confiance », et dont il a pu recueillir par dizaines d'autres témoignages. De son côté, le curateur Chris Cyrille témoigne de la part de Jérémy Chabaud d'« intimidations, insultes et menaces sur (sa) carrière » lorsqu'il a, avec la co-curatrice, demandé où était passé le reliquat du budget. Contacté, Jérémy Chabaud dit ne pas être au courant de cette plainte et fait part d’un « différend partenarial avec Ronan Grossiat et les commissaires ».

État et mairie de Paris en alerte

À la mairie de Paris, l'un des partenaires publics de Jeune Création, le ton a monté d'un cran l'an dernier. Jean-Christophe Arcos, chef du bureau des arts visuels à la direction des affaires culturelles de la Ville, fait part d'alertes déjà anciennes : « Nos douze années d'archives mentionnent différents problèmes de gestion à Jeune Création… Les comptes ne nous permettent pas en l’état de tracer toutes les opérations, mais le déficit s'est aggravé à partir de 2013, sans qu’il y ait eu à cette époque de baisses de subventions. L'association reçoit en moyenne 150 000 euros de subventions par an, auxquels s’ajoutent plusieurs dizaines de milliers d’euros de frais de candidature des artistes, et malgré cela, nous ne sommes pas assurés que les artistes soient payés ». Il rappelle les réserves d’un commissaire au compte, en 2017 : montants de factures non-justifiés, versements à d'autres associations ou SCI dont le directeur est partie prenante… Jean-Christophe Arcos développe : « Cela fait plusieurs années que des artistes, non-rémunérés, nous alertent. Or notre subvention (25 000 euros jusqu’en 2022, suspendue en 2023, ndlr) est conditionnée à une convention qui prévoit un soutien matériel et moral aux artistes. Nous avons convoqué Jérémy Chabaud en avril 2022 afin d'avoir la garantie que notre subvention permette de les payer pour cette édition et la suivante ». Lors d'une seconde réunion en avril 2023, convoquant le conseil d'administration en présence du ministère de la Culture, la Direction des affaires culturelles de la Ville a énoncé « les suspicions passées d'opérations financières non justifiées par l’objet de l’association et une organisation pyramidale », poursuit Jean-Christophe Arcos. Le fonctionnaire de la mairie fait part du harcèlement dont il a été lui-même victime, avec des SMS envoyés sans discontinuer par Jérémy Chabaud.

Où est l’argent ?

Depuis plusieurs années, jeunes artistes et curateurs tirent la sonnette d'alarme. En 2020, certains menaient une action à la fondation Fiminco qui accueillait Jeune Création, pour dénoncer « l'entretien de la précarité ». Pour la 72e édition, en 2022, l’artiste Joseph Perez présentait l’installation Elle est où la moulaga ? (autrement dit : où est l’argent ?), une banderole surmontant un papier peint de QR codes menant à des liens vers des structures de défense de droits des artistes. Il raconte : « Non seulement on devait payer un droit d’exposer (15 euros pour adhérer à l’association, ndlr), mais en plus la structure prenait 20 % sur les ventes des œuvres, qui n’étaient pas assurées… Moi j’y ai perdu environ 400 euros (rappelons qu’en France, le revenu moyen mensuel d’un artiste est de 1 476 euros, selon le rapport Racine de 2020, ndlr). Et au vernissage on ne nous a même pas offert un verre ! J’ai voulu arrêter l’art dans la foulée. » Jérémy Chabaud s’en défend : « Nous voulons assurer une visibilité aux artistes. La reconnaissance passe par la rémunération, mais une association n’a pas vocation à rémunérer d’abord ses adhérents ». Et de faire valoir les divers aléas de Jeune Création avec les lieux qui l’ont accueillie, notamment le CentQuatre (« la mairie captait 80 000 euros par an »), ou la fondation Fiminco, « qui a refusé de signer une convention ». Ce 16 septembre, veille de la fermeture du salon, ses participants publiaient un communiqué, dénonçant là encore l'absence de moyens, avancés par les artistes eux-mêmes, et réclamant la transparence des comptes.

Expérience éprouvante

Dimitri Robert-Rimsky témoigne d'une « expérience éprouvante » à Jeune Création : à son arrivée, toute l'équipe précédente, en conflit avec Jérémy Chabaud, avait démissionné suite à un trou inexpliqué d'une dizaine de milliers d'euros dans le budget de la structure. Un commissaire aux comptes avait alors réalisé un audit, sans résultat. L’ancien trésorier évoque des « frais personnels » du directeur payés par l'association, ou encore la location d'un lieu de stockage dont Jérémy Chabaud est propriétaire et qu'il facture à Jeune Création. Kévin Cadinot, membre de l'association à la même période, témoigne lui aussi de « mouvements d'argent suspicieux » au profit de Jérémy Chabaud.

Cerise sur le gâteau : alors que l'association vivait sur un budget restreint d'environ 200 000 euros par an, Jérémy Chabaud, président bénévole depuis 2013, a fait voter en 2016 la création d'un poste de directeur salarié, qu'il occupe toujours aujourd'hui, en modifiant les statuts de l'association qui prévoyaient que seuls des artistes pouvaient faire partie du bureau, auquel il a nommé certains de ses proches. Plusieurs témoins évoquent un véritable « putsch », tandis que Jérémy Chabaud, qui justifie cette décision par l’arrivée à l’époque de nouveaux fonds et une demande de professionnalisation de la structure de la part des institutions, assure ne pas avoir touché de salaire depuis mai dernier, « faute de subventions ». Aujourd'hui la présidence bénévole est assumée par Donka Mishineva, qui selon plusieurs artistes assure une grande partie de l'organisation des expositions. Contactée, elle n’a pas donné suite à notre demande d’entretien.

Pour Ronan Grossiat, « il est important de s’interroger pour le long terme sur la manière de responsabiliser ou construire des modèles associatifs sains, directement gérés par les artistes, qui devront allier l’indépendance de la ligne à une vraie éthique comportementale (de la relation), et une pleine transparence et intégrité dans la gestion financière ». Et de préconiser la validation externe des statuts et des instances de contrôle a posteriori, et sans conflits d’intérêts. De son côté le collectif La Buse, qui a recueilli de très nombreux témoignages auprès d’artistes et anciens membres de Jeune Création, explique : « Si les outils reviennent dans la main des artistes, ça peut fonctionner. Mais c’est aussi la responsabilité des pouvoirs publics de vérifier où passe leur argent ».

////////////////////////////////////////////////////////////

Suite à notre article, nous avons reçu le droit de réponse suivant :

L’association Jeune Création : une nouvelle boîte de Pandore ?  

Chers lecteurs, dans l’article du Quotidien de l’art du 21 septembre 2023, mon nom et ma fonction sont cités de nombreuses fois de manière qui porte atteinte à ma probité professionnelle, personnelle ainsi qu’au fonctionnement d’une association dans laquelle je m’investis. C’est pourquoi je fais valoir mon droit de réponse. Certains m’ont croisé sur le terrain du festival, de la galerie, des hors-les-murs et des actions solidaires menées par Jeune Création, peut-être courant, portant des cartons, des cimaises, conduisant des camions, parlant des œuvres, de l’association, de l’art, animant des ateliers, des réunions, des assemblées, formant de jeunes professionnels, tel un couteau suisse, palliant au manque de moyens et de reconnaissance de la structure. En tant qu’artiste, bénévole, président, directeur, selon ma fonction, j’ai toujours veillé à transmettre la diversité de l’histoire de l’association, la réalité de son fonctionnement, les responsabilités et choix que chacun doit y porter, en défendant les valeurs et les missions de Jeune Création. Je n’ai jamais eu l’occasion de m’exprimer dans le QDA, ni, d’ailleurs, dans les autres médias. Cela malgré les expériences menées avec Jeune Création notamment au Centquatre, à la Galerie Thaddaeus Ropac, aux Beaux–arts de Paris, au Japon, en Belgique ou encore Allemagne, soit plus de deux cents événements organisés et plus de 1500 artistes et partenaires pris en considération pour les rassembler. Enorme travail qu’il n’est pas toujours facile d’effectuer, afin à la fois d’établir l’équilibre et d’aller chercher la motivation de chacun pour véritablement mettre en commun. Plutôt que la gloriole des effets de manche et des postures, j’ai essayé de privilégier la discrétion pour porter avec vigueur des actions pour d’autres en faveur d’une association pas assez considérée. Cette expérience au cœur du monde de l’art, du social, du politique et du symbolique sera racontée en temps et en heure. Seront expliquées les belles humanités rencontrées, jusqu’aux jeux de dupes manipulant les précarités des artistes et des associations dans le but d’asseoir les petits pouvoirs d’argent, de territoire et de carrière, sans jamais réellement apporter de solutions ni de propositions concrètes pour changer le système et contribuer à la reconnaissance de l’art. Rien de nouveau sous le soleil. Pour l’association, comme quelques-uns, j’ai répondu présent. Sans être parfait et avec nos ressources, nous avons fait comme nous pouvions pour continuer l’aventure de cette histoire associative, artistique et politique. C’est pourquoi, les questions existentielles et les disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la psychiatrie, les mathématiques, l’histoire ou le droit, sont des outils puissants pour décortiquer et remettre à leur place les confusions du microcosme du monde de l’art - un entre soi qui se regarde parfois trop le nombril et où les copinages et réseaux font bonnes affaires. Dire la réalité, de manière « scientifique », nécessite un format de débat adapté à la mise au jour, en toute transparence, de la complexité des identités, des relations, des intentions, des faits, des conséquences engendrées par les forces en présence, et les enjeux. Il convient d’offrir aux publics les tenants et aboutissants des sincérités, comme des hypocrisies qui jouent des livraisons tronquées d’informations. En effet, les communications personnelles d’artistes, d’entreprises, de fondations, de collectionneurs, d’organes institutionnels ont chacune leurs intérêts. C’est pourquoi, de manière à pallier la confusion ambiante au sujet de la rémunération des artistes et des missions de l’association, les tentatives d’ingérence et les attaques intéressées, véhiculées par un petit nombre (certains pour régler des comptes personnels) et visant l’association et moi-même, j’ai accepté de donner une interview téléphonique, le 20 septembre 2023, cela, face à l’insistance de Madame Magalie Le Sauvage et avec la finalité de clarifier les choses. Entretien qui a duré 45 mn. Je n’ai jamais rencontré cette personne sur une des actions de l’association Jeune Création. Je lui ai livré ma réflexion et des faits, sans avoir connaissance des personnalités auxquelles ma parole allait être associée par la suite dans son écrit. Si j’avais eu ces informations, jamais je ne me serais abaissé à répondre à cette somme d’allégations, méconnaissances, confusions, raccourcis, calomnies, mensonges, manipulations, malveillances et incompétences. Les vieilles rancœurs sont tenaces, elles savent s’agglomérer pour tromper et encourager les meutes. Je n’y répondrai pas. Il est a noté que ceux qui ont le plus reçu des autres et très peu fait pour le collectif, sont ceux qui crachent le plus dans la soupe. Peut-être que l’apport de Jeune Création leur manque aujourd’hui ? Je me fie aux instances de l’association et aux organes indépendants de la justice. Les réponses à cet article doivent donc être faites aux bons endroits et proportionnées au regard des atteintes portées. Chacun doit être respecté et responsabilisé à sa juste place. Je n’ai pas l’habitude de jeter en pâture des réputations. Des spécialistes existent pour cela. Les personnes honnêtes ayant œuvré avec l’association connaissent ses difficultés, ses forces, ses moyens et les dévouements qui, depuis des générations, ont porté généreusement, chacun à leur manière, cette structure. Les fantasmes et médisances ne font pas le poids face au foisonnement de cette vie associative. Osez retrousser vos manches, venez nous rejoindre et vous jugerez par vous-même des efforts, qualités et limites de Jeune Création. Nous serons toujours là pour déranger, poser des questions et faire vivre le symbolique. Ici ou ailleurs. C’est en nous. Pour conclure, je réfute tous les propos de l’article du QDA du 21 septembre 2023 « Association Jeune Création : les raisons de la colère » qui revêt l’apparence d’allégations reliées. Ce n’est qu’un agrégat orienté qui ne fait que salir le travail de milliers d’artistes reconnaissants qui ont pu choisir de créer en commun, en partageant des lieux, des actions et des propos sur le monde. Il est étonnant que ceux là n’aient pas été mis en lumière. Cette année, nous remercions l’Espace Niemeyer et les 10 000 visiteurs qui ont salué la richesse des présentations des artistes. J’aspire à la simplicité de la vérité, je suis du côté de ceux qui ont le courage de faire comme ils peuvent en respectant les autres.   

Jérémy Chabaud

Story de Ronan Grossiat publiée sur instagram en septembre 2023.
Story de Ronan Grossiat publiée sur instagram en septembre 2023.
Capture d’écran : Instagram / ronan_gr.
Joseph Perez, Elle est où la moulaga ?, salon Jeune Création, 2022.
Joseph Perez, Elle est où la moulaga ?, salon Jeune Création, 2022.
DR.
Marguerite Li-Garrigue, Poudumbilik, 2023.

Vue de l’oeuvre lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
Marguerite Li-Garrigue, Poudumbilik, 2023.


Vue de l’oeuvre lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
© Instagram / Jeune Création.

Andrea Vamos, Je pars d’où je viens, 2023.

Oeuvre présentée lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
Andrea Vamos, Je pars d’où je viens, 2023.


Oeuvre présentée lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
© Instagram / andrea_vamos.

Oeuvre de Florian Sông Nguyen présentée lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
Oeuvre de Florian Sông Nguyen présentée lors du 73ème festival Jeune Création à l’espace Niemeyer.
© Instagram / Jeune Création.
Action des artistes en lutte lors de 69ème édition du festival Jeune Création à la fondation Fiminco en janvier 2020.
Action des artistes en lutte lors de 69ème édition du festival Jeune Création à la fondation Fiminco en janvier 2020.
© Instagram / documentations_art.
Action des artistes en lutte lors de 69ème édition du festival Jeune Création à la fondation Fiminco en janvier 2020.
Action des artistes en lutte lors de 69ème édition du festival Jeune Création à la fondation Fiminco en janvier 2020.
© Instagram / documentations_art.

Article issu de l'édition N°2675