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Que cache le leasing d’œuvres d’art ?

Que cache le leasing d’œuvres d’art ?
Ophélie Dantil.
© LinkedIn.

Le leasing d’œuvres d’art est une pratique discrète qui a le vent en poupe. Quels en sont les véritables enjeux et contours juridiques ?

À Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), sur une lumineuse péniche, rendez-vous est donné au siège de Bail Art pour comprendre les vertus du leasing – aussi appelé « location avec option d’achat (LOA) » – appliqué aux œuvres d’art. La société spécialisée depuis 15 ans dans cette solution de financement d’œuvres pour les entreprises en est le leader en France. Présente également au Luxembourg et à Monaco, elle vient d’ouvrir un bureau en Belgique, misant sur l’harmonisation fiscale européenne. Avec 300 galeries partenaires, 1 000 entreprises clientes – dont 30 % de professions libérales – qui lui louent des œuvres (d’une valeur de 35 000 euros en moyenne) et un chiffre d’affaires à 15 millions d’euros en 2022, la société affiche une croissance à 205 % et s’est vu décerner par Les Échos et Statista le prix Champion de la croissance sur la base de la progression du chiffre d’affaires entre 2018 et 2021. Mais on pourrait aussi citer Sacerd'Art ou encore We Art Partners et Art Avantage qui ont, eux, couplé à leur activité de conseil en investissement un espace galerie.

Service premium

« Depuis deux ans, de plus en plus de sociétés de leasing viennent me démarcher », observe un galeriste qui ne cache pas que beaucoup disparaissent aussitôt. Dans ce secteur, le leasing en effet ne s’improvise pas. « J’ai été impressionné par le professionnalisme de Bail Art. Ils connaissent à la fois l’aspect financier et l’histoire de l’art », témoigne Mathieu Petitjean, responsable commercial à la galerie Tamenaga, précisant que le leasing ne constitue qu’une part infime de son activité, sur des œuvres à moins de 50 000 euros, mais qu’il permet à des entreprises de taille moyenne de constituer des collections. « Aujourd’hui, toutes les galeries connaissent cette solution. Il y avait une appréhension à financer une œuvre d’art comme on peut financer une voiture. Nous sommes passés d’une opportunité momentanée pour quelques galeries à un service intégré pour une majorité des acteurs », analyse Edouard Challemel du Rozier, cofondateur de Bail Art. Même les maisons de ventes aux enchères, Millon en tête, devraient la proposer prochainement sur les bordereaux d’adjudication.

Comment ça marche ? La société de leasing achète une œuvre à une galerie ou un marchand pour ensuite la louer à une entreprise (le preneur) par le biais d’un contrat de LOA. Dans ce dispositif, inspiré du leasing de voitures, le preneur peut déduire l’intégralité des loyers (payables de 13 à 46 mois) dans les charges de fonctionnement au titre de l’aménagement et de la décoration d’intérieur, à condition qu’il s’engage à exposer l’œuvre dans les locaux de l’entreprise accessibles au public ou aux salariés – il est toutefois recommandé que la somme annuelle des loyers ne dépasse pas 5 % du chiffre d’affaires. Facilité de paiement, trésorerie non impactée, soutien à l’art, bien-être des salariés, déduction fiscale et possibilité pour le preneur d’acquérir l’œuvre au prix résiduel restant (en général, entre 5 et 7 % de la valeur de l’œuvre) : le leasing est un levier de vente à destination des entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés ou l’impôt sur le revenu. D’autant qu’il n’est pas soumis aux fluctuations du marché puisque seule la valeur de l’œuvre au moment de la signature est prise en compte pendant la durée du contrat. Enfin, il permet d’acquérir tous types d’œuvres et non uniquement celles d’artistes vivants comme le prévoit la loi mécénat. Les professions libérales à titre individuel (régime fiscal BNC), qui ne peuvent bénéficier de cette dernière, sont en principe éligibles au leasing, ce qui ouvre un large champ d’action.

Contours juridiques 

Cependant, au regard de la nature de l’œuvre d’art, qui n’est pas un bien de consommation comme les autres puisqu’elle ne revêt pas de valeur d’usage justifiant sa dépréciation, on peut se demander s’il est logique que sa location soit assimilée à un amortissement. D’autant que la valeur résiduelle à terme y trouverait sa justification. Ici, la pratique du leasing semble devoir se contorsionner, pour le bien d’une tranche moyenne du marché de l’art. Ainsi, « rescrit fiscal à l’appui », soulignent les professionnels, l’administration fiscale tolère la déductibilité des loyers. Toutefois, elle ne se prononce pas sur la fiscalité applicable au dénouement du contrat : l’option d’achat. Dans la majorité des cas, celle-ci ne serait pas levée par le preneur signataire de la LOA mais par un tiers désigné, en général le dirigeant ou un salarié de l’entreprise. Ce dernier cas pourrait-il être qualifié de bonus ou de gratification ? Le preneur met fin à son contrat de LOA tandis qu’est établie une transaction classique entre le bailleur (resté le propriétaire de l’œuvre) et le tiers acheteur, à la valeur résiduelle telle que fixée dans le contrat initial de LOA, qui tient compte des loyers payés par l’entreprise.

Abus de biens sociaux ?

« Comme une société ne peut prendre en charge des dépenses pour les besoins personnels de ses associés ou dirigeants, aucune possibilité de cession du contrat de location au profit d’un tiers ne doit figurer dans le contrat de financement. Seule la société preneuse peut donc lever l’option », explique Ophélie Dantil, avocate spécialiste en droit fiscal. Le montage avec deux contrats distincts évite cet écueil. Cependant, sans le premier contrat, le second n’aurait pu avoir lieu. Cela pose la question épineuse de la distinction entre patrimoine social et patrimoine privé, ou comment le dirigeant d’une entreprise pourrait se constituer une collection d’œuvres d’art après en avoir fait supporter le financement par son entreprise… « Quel est l’intérêt d’une entreprise de financer à près de 90 % une œuvre d’art grâce à la LOA sans l’acheter à terme ? », s’interroge Ophélie Dantil. De son côté, Marine Ranouil, maître de conférences à l’École de droit de la Sorbonne, évoquait le problème en 2018 dans un article paru dans la revue Droit & Patrimoine : « Si le dirigeant social lève l’option et devient le propriétaire de l’œuvre pour un prix résiduel, ne s’expose-t-il pas au délit d’abus de biens sociaux ? ». Question pertinente quand seul le leasing permet d’acquérir une œuvre d’art à seulement 5 % de sa valeur. S’il est indéniable que cette pratique est bénéfique pour le marché de l’art, elle ne doit pas être entreprise à seules fins de défiscalisation, propices à certaines dérives en l’absence de réglementation propre.

Mathieu Petitjean
Mathieu Petitjean
Galerie Tamenaga. Photo : Megan Garito.
Les locaux de Bail Art.
Les locaux de Bail Art.
Photo : Bail Art.
Les locaux de Bail Art.
Les locaux de Bail Art.
Photo : Bail Art.
Philippe Pasqua , Olivier en bronze.
Sculpture sur socle
155 cm.
Philippe Pasqua , Olivier en bronze.
Sculpture sur socle
155 cm.
Courtesy galerie Bayart. Société ALDERAN.
Yoann Merienne, Boscio.
Huile sur toile, 160 x 300 cm.
Yoann Merienne, Boscio.
Huile sur toile, 160 x 300 cm.
Courtesy galerie Bayart. Société ALDERAN.
Edouard Challemel du Rozier.
Edouard Challemel du Rozier.
Photo : Bail Art.

Article issu de l'édition N°2670