Le ciel menaçant de Brooklyn insiste : la pluie va tomber, mieux vaut se réfugier. Dans le hall du Brooklyn Museum, trois pas suffisent pour accéder à la monumentale entrée de l’exposition « It’s Pablo-matic: Picasso according to Hannah Gadsby ». Contrastant avec la pâleur du sol, le jeu de mot « Pablo-matic » se détache sur un fond vermillon. « C'est un titre tellement idiot que je ne peux même pas le taper ; je fais un copier-coller », écrivait, entre parenthèses, le journaliste Jason Farago dans le New York Times. On passera sur la condescendance. Car le jeu de mot, s’il semble facile, a le mérite d’être clair : l’exposition dans laquelle le visiteur s’apprête à entrer est un parti pris. Celui de la comédienne australienne Hannah Gadsby. Un sous-titre prend d’ailleurs le temps de le souligner : il s’agit ici de présenter « Picasso selon Hannah Gadsby », qui l'a dit il y a plusieurs années dans son spectacle Nanette diffusé sur Netflix : elle « déteste Picasso ! »
Une joute à rebours ?
Les fondements de cette exposition ont toujours été clairs : la comédienne – qui a étudié l’histoire de l’art à l’université de Canberra – a eu carte blanche pour évoquer les raisons qui lui font haïr l’un des artistes les plus reconnus au monde. Et l’exercice n’est pas si facile : depuis son inauguration le 2 juin, l’exposition est très critiquée. La presse anglo-saxonne s’en est donné à cœur joie, reproche à Hannah Gadsby son ton. « Les ambitions sont du niveau du gif », souligne encore Jason Farago au sujet des commentaires qui accompagnent les cartels des œuvres. Dans le Guardian, Lauren Mechling abonde : « Parcourir les salles, c’est un peu comme parcourir le fil Twitter de quelqu’un qui suit les comptes de personnes qui se plaisent à parler de ''discours canonique'', de ''barricades métaphoriques'' et de ''structures de pouvoir'' ».
Sauf que le discours de Hannah Gadsby n’est pas le seul à figurer dans l’exposition. Si ses phrases acerbes et traits d’esprits peuvent parfois paraître un peu rapides et évoquer une joute qui l’opposerait, à rebours, au peintre espagnol, elles ne constituent pas l’unique discours : chacune des salles comporte un texte introductif et la plupart des œuvres sont agrémentées d’un cartel qui les contextualise. Hannah Gadsby n'est pas la seule commissaire de l’exposition : les conservatrices du Brooklyn Museum Catherine Morris et Lisa Small y ont également pris part.
Moquer la prééminence d’une figure sacralisée
Si on peut regretter l’absence d’explications autour du choix des œuvres ou celle d’artistes auxquelles Picasso fut lié, comme Dora Maar ou Françoise Gilot, la sélection permet un focus sur les pièces du Brooklyn Museum – avec quelques prêts du musée Picasso de Paris, partenaire de l’exposition. Comme le note Guillaume Benoit dans sa recension pour Slash, « le parcours, à rebours des discours paranoïaques lisant dans une proposition artistique par définition exposée au débat d’opinion une tentative d’embrigadement d’esprits plus fragiles que les leurs, impose une réflexion audacieuse sur les modalités mêmes de l’exposition, usant ici d’une figure sacralisée pour en moquer la prééminence ». Confronter son travail à celui d’une trentaine d’artistes féministes de générations diverses, comme Ana Mendieta, Faith Ringgold (dont une belle rétrospective se tenait au musée Picasso jusqu’au 2 juillet), Harmony Hammond ou encore Emma Amos, permet aussi de s’interroger sur les nombreuses faveurs qui ont été faites à l’artiste espagnol.
Et Hanah Gadsby est loin d’être la seule à revoir le mythe de l’artiste à l’aune de #MeToo et des gender studies. Récemment la journaliste Sophie Chauveau a publié Picasso, le Minotaure, ouvrage sur lequel s'est basée Julie Beauzac pour l'épisode « Picasso, séparer l'homme de l'artiste » de son podcast Vénus s'épilait-elle la chatte ?, qui connut en 2021 un succès retentissant. L'autrice s'est également inspirée du livre Picasso, créateur et destructeur d’Ariana Huffington, publié il y a plus de 30 ans, en 1989, ainsi que des témoignages de compagnes et proches de Picasso. Le musée Picasso tente de son côté de contextualiser l’attitude de l'artiste envers les femmes : à partir du 8 juillet, un séminaire mensuel questionnant l’œuvre et l’aura de Picasso et réunissant étudiants, universitaires et professionnels des musées sera diffusé sur France Culture. Le premier épisode pose l’éternelle question « Faut-il séparer l’œuvre de l’auteur ? », tandis que le 19 août sera diffusé un épisode faisant une analyse post-coloniale de Picasso : « Peut-on parler d’''appropriation culturelle'' ? »
Ni génie, ni monstre
« It’s Pablo-matic » n’est pas une exposition scientifique – bien qu’elle n’ait rien à envier à l’exposition « Young Picasso in Paris » au Guggenheim Museum de New York, très décevante –, ni une exposition révolutionnaire. Mais dans le cadre des célébrations entourant les 50 ans de la disparition du peintre, la plume ironique de Hannah Gadbsy amuse et apporte un peu de légèreté dans ce torrent d'événements. L'artiste vacille-t-il enfin de son piédestal ? Ni génie, ni monstre, Pablo Picasso était un homme souvent violent, misogyne et jaloux. Il était aussi très doué et engagé politiquement. La critique de Hannah Gadsby, loin de diaboliser totalement le personnage, le réhumanise en le confrontant à une critique bien plus constructive qu’il n’y parait.