Quelles sont les motivations qui ont présidé à la création de votre poste au Brooklyn Museum ?
Ce choix est une réponse aux attentes des équipes, désireuses d’une approche plus globale de l’histoire de nos collections. Nous souhaitons nous engager dans des pratiques de collecte plus en adéquation avec le cadre déontologique du XXIe siècle, en étant attentifs au patrimoine autochtone et à l’héritage colonial. Nous voulons être transparents, à la fois sur ce que nous savons et sur ce que nous ne savons pas. Nos publics venant de cultures et d’horizons divers, nous ne voulons pas que le propos du musée reproduise des schémas de discrimination. Nous nous efforçons donc de nous éloigner du cliché d’un musée d’histoire « blanc », en incluant au contraire les perspectives de toutes les personnes qui prennent part à la conversation.
Quelle conception avez-vous de la recherche de provenance dans le musée ?
Le musée a plusieurs projets en cours : la provenance est progressivement indiquée sur les cartels de toutes les pièces exposées, et nous mettons régulièrement en ligne ces informations sur notre site internet. À plus long terme, nous travaillons sur trois catégories d’objets : les antiquités dont nous ne savons ni quand ni comment elles ont quitté leur pays d’origine, les œuvres acquises pendant l’ère coloniale, et celles dont les notices présentent des lacunes entre 1933 et 1945 – pas uniquement l’art européen mais aussi les objets décoratifs, les arts d’Asie et d’Afrique, et les antiquités, pour nous assurer qu’ils ne proviennent pas des spoliations nazies. Nous voulons nous assurer que ces œuvres n’ont pas été mal acquises, non seulement légalement, mais aussi déontologiquement. Tout cela prend du temps car nous avons près de 250 000 objets qui peuvent provenir de n’importe où, et nous examinons environ 150 ans d’acquisitions.
Au quotidien, comment travaillez-vous ?
Je commence par vérifier où une pièce a déjà été exposée, à quelle époque un document a été publié, si quelque chose a été écrit à son sujet. Je m’appuie sur l’expertise des conservateurs, des restaurateurs, des régisseurs, et même des médiateurs du musée, mais je collabore également avec les responsables des recherches de provenance d’autres établissements. L’idéal étant d’obtenir des témoignages directs sur l’histoire des objets, je m’adresse dans la mesure du possible à toutes les parties prenantes : des contacts issus des différentes communautés locales, des chercheurs extérieurs, etc. Nous sommes responsables face à nos publics qui attendent beaucoup de nous, c’est un vrai challenge ! Sur notre site, nous avons mis en ligne une FAQ à propos des recherches de provenance qui a nécessité deux ans de travail. Elle répond aux questions complexes régulièrement posées aux équipes qui assurent l’accueil et la médiation : « Pourquoi cet objet est-il ici ? Où l’avez-vous acquis ? Comment ? L’avez-vous volé ? »
Comment répondre à ces questions ?
Quand je travaille sur une œuvre, je m’efforce d’adopter un certain recul critique vis-à-vis de mes sources, et ça se ressent dans mes notes d’analyse. Mais je suis consciente que je viens aussi avec mes propres biais. C’est pourquoi j’essaie d’être transparente, aussi bien en documentant mon processus de recherche pour mes collègues qu’en préparant les informations qui seront portées sur les cartels, et lues par les publics. Je sais que je rate certaines choses mais l’objectif est que mon travail soit le plus inclusif et le plus transparent possible, pour quiconque prendra la relève. Aucun projet de recherche de provenance ne ressemble à un autre car chaque œuvre de nos collections a sa propre histoire. C’est un travail perpétuellement en cours, mais qui n’est pour autant jamais ennuyeux.
Quel regard portez-vous sur les recherches de provenance à l’international ?
Je suis avec beaucoup d’attention ce qui se passe ailleurs, notamment depuis le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017 et le rapport de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr sur les restitutions, publié fin 2018. La plupart des institutions européennes qui répondent à des demandes de restitutions sont des établissements publics. Le British Museum Act au Royaume-Uni et le principe d’inaliénabilité en France empêchent les restitutions, ce qui réduit la marge de manœuvres de ces musées, au contraire des institutions états-uniennes qui peuvent prendre l’initiative. D’une certaine manière, celles-ci bénéficient d’une plus grande souplesse car la majorité sont des structures privées à but non lucratif, qui ne dépendent pas directement du gouvernement. En revanche, il n’existe aucune politique nationale en la matière, et aucune ressource allouée pour financer des projets de restitution. En fait, jusqu’à très récemment, la recherche de provenance aux États-Unis se concentrait sur les collections de 1933 à 1945, en raison des Principes de Washington édictés en 1998 sur les spoliations nazies. Il s’agissait de documenter l’histoire des collections européennes dans les musées (principalement des tableaux) pour s’assurer que celles-ci n’avaient pas été mal acquises pendant la Seconde Guerre mondiale. Depuis 1990, la NAGPRA (loi sur la protection et la restitution des tombes natives-américaines) a ouvert la voie à de nouvelles collaborations entre les musées états-uniens et les populations autochtones reconnues à l’échelon fédéral, sans qu’il n’existe pour autant de politique nationale sur les restes humains dans les musées. J’ai rencontré plusieurs de mes confrères en Europe, et lu la plupart de leurs directives. Le contexte déontologique de leurs recherches diffère du mien : leurs collections sont souvent plus documentées car elles sont soit le fruit d’expéditions militaires, soit liées d’une manière ou d’une autre au projet colonial. De mon côté, je travaille à partir de nombreuses zones d’ombre. Néanmoins, il est intéressant d’observer ce que font la France, la Belgique et l’Allemagne notamment, trois pays qui ont possédé un empire colonial. Je suis curieuse de voir à quoi ressemblera la nouvelle loi actuellement en cours de préparation en France. Le monde des musées vit un moment passionnant, maintenant que l’histoire coloniale est devenue un enjeu social et une volonté politique.