« Lorsqu’on restitue un tableau ou un dessin, on restitue beaucoup plus qu’une œuvre. On restitue l’identité et les souvenirs que partagent l’ensemble des familles reconnues comme victimes des exactions antisémites. » L’historienne Emmanuelle Polack, chargée de mission au Louvre pour la recherche de provenance des œuvres acquises entre 1933 à 1945, résume ainsi ce qui est en jeu quand on expose des œuvres spoliées. C’est cet été qu’en France le projet de loi « relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 » doit être voté, après avoir été adopté par le Sénat et l'Assemblée nationale en juin. Il permettra de déroger au principe d'inaliénabilité des biens culturels conservés dans le domaine public. C’est la même volonté politique qui préside aux missions de recherche Matteoli (1997-2000), puis Zivie (depuis 2019). Ainsi, ces trente dernières années, 139 œuvres ont été restituées, contre 4 de 1955 à 1993, et 45 000 dans l’immédiat après-guerre.
Faire des œuvres restituées un symbole
Alors que certains ayants droit mettent aux enchères les œuvres une fois restituées, d'autres choisissent de les garder. Se posent alors de nombreuses questions : qui, dans la famille du propriétaire, conserve les œuvres ? après des enquêtes longues et des années de procédures, les ayants droit veulent-ils voir les œuvres accrochées dans le salon d'un domicile privé ? doit-on les prêter ? Certaines personnes que nous avons interrogées ont préféré rester discrètes à ce sujet.
Parmi les récentes restitutions, il y a eu cette année celle de la Marie-Madeleine pénitente d’Adriaen van der Werff (1707). Petite-fille par alliance de Lionel Hauser, cousin de Proust, banquier et collectionneur d'art classique, notamment de peinture espagnole, Gilberte Caron Hauser poursuit depuis 2018 avec sa famille une bataille, démarrée par son mari Gilles Hauser, contre la maison de vente Christie’s pour récupérer ce tableau. Un premier verdict en faveur des ayants-droit a été rendu le 27 janvier dernier. Alors que le tableau n'a pas même pas encore été restitué, Gilberte Caron Hauser prépare avec l'association Judaïsme en Mouvement une exposition itinérante autour de ce tableau. « La Madeleine retrouvée… Cela va faire un drôle d’effet, cette petite Madeleine qui revient chez elle, ça semble fou ! », s’exclame-t-elle. Mais d’ores et déjà, elle explique qu’après cinq ans de combat commun, la famille s'est mise d'accord « pour que le tableau devienne un symbole éducatif ». Elle poursuit : « Qu’il permette de faire connaître l’histoire de notre famille et combien de temps cela a mis pour reconnaître la spoliation. Je tiens à ce que ce tableau soit un symbole de toutes les histoires vécues par tant de familles ». Gilberte Caron Hauser travaille donc pour janvier 2024 à une exposition qu'elle voudrait voir « scénographiée de manière à figurer le contexte historique et la vie quotidienne des juifs français de cette sale époque des spoliations ». Elle souligne que sa fille l’a beaucoup soutenue : « C'est cette génération qui a la force de mener ces combats ».
L'accélération des expositions
C’est la journaliste Anne Sinclair, petite-fille du marchand Paul Rosenberg (spolié de 170 œuvres dont une soixantaine doivent encore être retrouvées) qui semble avoir donné le coup d’envoi de ces réflexions. En 2016, l’adaptation au musée de la Boverie, à Liège, puis en 2017 au musée Maillol, à Paris, de son roman 21, rue La Boétie (Grasset) réunissait les œuvres passées par la galerie de son grand-père et les mettait en vis-à-vis de l’esthétique néoclassique du régime nazi, dénigrant l’art moderne. En 2019, des œuvres spoliées ont été exposées au Mémorial de la Shoah, en point d’orgue à l’exposition « Le Marché de l’art pendant l’occupation ». Parmi elles, le Portrait de jeune femme assise de Thomas Couture, qui a appartenu à Georges Mandel, ancien député et ministre juif assassiné en 1944 par la milice, et a fait partie de la collection du marchand d’art des nazis, Hildebrand Gurlitt.
Alors que depuis 2017 le Louvre dédie dans ses collections permanentes un espace particulier aux œuvres dites « MNR » (Musée Nationaux Récupération, qui correspondent à une liste de 2 000 œuvres revenues d’Allemagne et dont on ne connaît pas l’histoire), à l'automne 2022, l’exposition « Les Choses », dédiée à la nature Morte, exposait Mandoline et pivoines de Chine de Paul Gauguin. La toile (MNR 219) a fait partie de la collection d’Ambroise Vollard et a été restituée aux ayants droit du marchand en avril dernier. Elle était présentée avec un cartel qui montrait une photographie de son verso, où l’on trouve « des éléments capitaux pour les recherches de provenance », selon Emmanuelle Polack.
Cette saison également, le musée d’Art Moderne de Strasbourg et le Kunstmuseum Berne (légataire de plus de 1600 œuvres issues de la collection Gurlitt) proposaient une exposition qui faisait le « bilan » sur ce legs. Le public n’y a pas vu les œuvres, mais leur absence. Nikola Doll, commissaire de l’exposition, explique : « Les œuvres d'art autrefois pillées et maintenant restituées étaient représentées comme des espaces vides, associés à un texte racontant l'histoire de la persécution individuelle de leur propriétaire et à une photographie de l'objet pillé et restitué ». Emmanuelle Polack estime que la matérialité des œuvres reste importante, mais elle s’accorde avec Nikola Doll sur le fait que « le public attend de voir non seulement les œuvres mais aussi leur histoire ». Si la contextualisation est impérative, et fait même partie des bonnes pratiques pour tous les musées de France conservant des œuvres MNR dans leurs collections, l’historienne estime que le temps des expositions ne pourra pleinement s’ouvrir que quand les recherches de provenance et les restitutions auront véritablement avancé.