Le 28 avril, après trois ans de travaux pharaoniques, les visiteurs pourront enfin pousser la porte de Ladbroke Hall, au 79 Barlby Road, dans le quartier de Notting Hill à Londres. Le bâtiment de brique de 4 000 mètres carrés, qui fut le siège des automobiles Sunbeam Talbot, est désormais le flagship de Carpenters Workshop Gallery, fondée par Loïc le Gaillard et Julien Lombrail. Bien sûr, il y aura des expositions : dans une galerie souterraine, le mobilier tout de bronze de l’architecte britannique et ghanéen David Adjaye, ou des pièces phares du maître du bois brésilien Zanine Caldas. À l’étage, des bijoux signés Cindy Sherman ou Robert Longo. Mais l’ambition pour ce lieu est bien plus vaste. « Notre spécialité reste l’art fonctionnel ou le design de collection, mais toutes les formes d’expression artistique seront bienvenues : musique, danse, poésie, gastronomie, peinture, sculpture, photographie, joaillerie… Le modèle du white cube touche à sa fin, nous voulons aller plus loin et proposer une expérience globale », détaille Loïc le Gaillard. Aussi, le bâtiment de briques accueille-t-il également un restaurant, une salle de spectacle – où voir du théâtre, de la poésie, comme du hip-hop –, un studio d’enregistrement, un bar, des salons privés à foison ou un jardin de sculptures, le tout décoré par les designers phares de l’écurie Carpenters, d’Ingrid Donat (mère de Julien Lombrail) à Nacho Carbonell.
Un nouveau champ, entre deux disciplines
Ce projet grandiose, dont le coût avoisine les 30 millions d’euros, est le signe manifeste de la réussite de Carpenters Workshop Gallery, qui affiche 58 millions d’euros de chiffre d’affaires (2022), quatre galeries à Londres, Paris, New York ou Los Angeles et près de 150 employés. Comment cette galerie fondée en 2006 à Londres par deux amis d’enfance, l’un travaillant alors dans l’industrie cosmétique, l’autre auprès de sa mère Ingrid Donat, s’est-elle hissée au sommet ? La première clé réside dans sa ligne artistique : généraliste à son ouverture, elle se concentre ensuite sur le design en suivant une voie hybride, que ses fondateurs appellent « functional art », littéralement de l’art ayant une fonction, soit des œuvres brouillant les frontières entre l’art et design, souvent monumentales, parfois bling-bling. « La galerie a ouvert un nouveau champ, à mi-chemin entre ces deux disciplines. Le tout guidé par l’émotion, et exécuté par des artisans d’art de haut niveau », estime Sabine Dolla, directrice du département design de la maison de ventes Artcurial. Bien loin du design industriel, toute pièce commercialisée par la galerie suit le modèle de l'édition de bronze créé par Rodin (huit exemplaires, quatre épreuves d'artistes et deux hors commerce) pour rester dans le régime des œuvres d'art. Emmené par la vogue d’une offre décorative dans l’art contemporain et le développement du marché du design, le cocktail fait mouche auprès d’une clientèle d’ultra-riches qui souhaite un mobilier à la hauteur des œuvres qu’elle possède – parmi eux, l’acteur Brad Pitt, le styliste Tom Ford ou les ex-époux milliardaires David et Libbie Mugrabi. « Aujourd’hui, les acheteurs ont de plus en plus conscience que le design peut se collectionner au même titre que l’art ou les bijoux » soutient Julien Lombrail. Rapidement, les pièces de leur catalogue, signées Mathieu Lehanneur, Fernando et Humberto Campana, Wonmin Park, Maarten Baas…, ont été affichées à des prix conséquents. « Plus c’était cher, mieux ça se vendait », raconte un ancien employé. Aujourd’hui, les tarifs vont de quelques milliers d’euros à quelque 10 millions de dollars pour des commandes destinées à des yachts ou demeures de luxe. À la prochaine Tefaf New York, la galerie affiche à 850 000 dollars la commode dite Skarabée d’Ingrid Donat, toute de bronze ouvragé.
Le goût du risque
Dès ses débuts, la galerie s’est vue comme une entreprise à développer. « Dans chaque domaine, on a réfléchi à des procédures, comme n’importe quelle industrie », explique Loïc le Gaillard. Autre atout, le binôme a une ambition démesurée et le goût du risque. En témoigne le pari osé fait en 2015 : racheter la fonderie d’art Blanchet-Landowski implantée à Mitry-Mory en Île-de-France pour y installer plusieurs dizaines d’artisans de haut vol et internaliser au maximum la production des œuvres. « Qu’il s’agisse des œuvres proposées, de la fixation des prix ou du développement de la galerie, ils ont la folie des grandeurs. Et ça marche ! Carpenters c’est un bulldozer », rapporte un observateur du marché. Pour mener à bien ses projets, la galerie fait appel à des prêts bancaires depuis sa fondation. Et en 2020, elle a réalisé une première pour une galerie française : faire entrer au capital un fonds, Montefiore Investment, à hauteur de 25%. « La galerie a à la fois un vrai œil, une marque forte et une très bonne connaissance de ses clients. Elle a su créer des axes de différenciation, et atteindre la position de leader dans un marché de niche en pleine croissance », estime Camille Claverie, associée du fonds. Derniers développements en date, l’enseigne s’est lancée dans le vintage (Caldas, Perriand, Prouvé…), n’en déplaise à ses concurrents positionnés de longue date sur le secteur, dans les bijoux d’artistes et a créé un tout nouvel outil digital pour des intermédiaires de choix, les architectes d’intérieur et décorateurs. Et ce avec un but unique : « devenir un hub du collectible design », selon les fondateurs. Soit diversifier au maximum ses propositions pour devenir le premier acteur du secteur vers qui se tourner. Le modèle, évidemment, ne fait pas consensus. Certains critiquent son goût immodéré pour le spectaculaire, ses propositions « nouveaux riches » ou des pratiques commerciales agressives. En interne, plusieurs ex-employés dépeignent une « ambiance délétère et un stress permanent », « des façons de parler, de faire, et des pratiques inadmissibles », soulignant « ils se croient tout permis ». De quoi mener à un turnover important ces dernières années – une liste des « démissionnés et remerciés » circulait même en interne fut un temps. En 2021, une responsable des ressources humaines a été nommée. Reste que rien n’entame le succès de la galerie. Prochain projet en vue pour 2024 : un lieu en Sicile, qui accueillera amis, collectionneurs, artistes et visiteurs.