Le Quotidien de l'Art

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Les doctorats de création : faire école dans l'école

Les doctorats de création : faire école dans l'école
La Villa Arson à Nice.
RIEGER Bertrand / hemis.fr

Malgré un déploiement accru en France, les doctorats pour artistes manquent encore de lisibilité et sont concurrencés par le positionnement engagé de formations internationales plus reconnues.

L’artiste peut-il être un chercheur universitaire et l’exposition, une thèse ? Depuis l’uniformisation européenne LMD (Licence-Master-Doctorat), les écoles d’art en France ont commencé à mettre en place des formations de troisième cycle. Après une première vague de post-diplômes, on assiste depuis 2012, avec la création de la formation doctorale SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche) à Paris, à l’arrivée dans les écoles d’art de doctorats dits de « recherche par le projet ». Seules trois universités avec école doctorale possèdent un département entièrement consacré aux arts plastiques (Paris 1, 3 et 8). Puisque seules les universités sont habilitées à délivrer un doctorat, les écoles d’art ont dû mettre en place des partenariats : SACRe (qui réunit l'ENSAD, les Beaux-Arts de Paris, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, celui de musique et de danse et la Fémis), coopère ainsi avec l'ENS ou l'Université PSL (Paris Sciences et Lettres).

« J’ai intégré le programme SACRe à ses débuts, quand il était en train de se former. Il y avait l’énergie de quelque chose de nouveau et une envie d’avancer en tant que groupe, raconte l’artiste Jagna Ciuchta dont chaque exposition est une œuvre collective. Mais en raison des changements de direction successifs, notre situation à l'école s'est dégradée. Cela dit, la bourse doctorale m'a permis de m'épanouir dans ma recherche. J'ai présenté la thèse sous forme d'une exposition (à la galerie Edouard-Manet à Gennevilliers et à Micro Onde à Vélizy), et d'un portfolio ».

Quête de légitimation

Ayant pour objectif de « produire des connaissances nouvelles », les doctorats de création ont encore très peu d’étudiants (une soixantaine pour les 12 formations existantes) avec une grande disparité de contextes et des positionnements peu lisibles. Malgré un changement de la loi-cadre en 2016 qui permet que la thèse puisse être « la création d’une œuvre artistique, complétée par un travail théorique de recherche et d’analyse critique » sur l’œuvre présentée ou le processus de création, la primauté accordée par les écoles doctorales à l’écrit pose question, n’étant pas au cœur des apprentissages en art. « La rédaction de 100 000 mots, ça n'est pas la même chose que la réalisation d'une exposition ou d'une œuvre. Il faut des critères différents de ceux dérivés des contextes discursifs académiques pour les évaluer », affirme Philippe Pirotte, ex-directeur de l’emblématique Städelschule de Francfort, qui n’attribue pas de diplômes LMD.

Dans le polémique « Manifeste pour la recherche artistique, une défense contre ses défenseurs » (2020), un collectif de chercheurs suisses se replie sur l’idée d’un langage artistique autonome et critique la quête de légitimation de l’art en employant superficiellement des enjeux théoriques à la mode ou en empruntant des termes à la recherche scientifique (laboratoire, systèmes, etc.). Et si, plutôt que d’accuser l’art d’un manque de rigueur ou d’une faible articulation théorique, la question n’était pas celle de l’incapacité de la recherche académique à reconnaître des formes de savoirs autres que l’écrit ?

Mawena Yehouessi finalise actuellement son doctorat à la Villa Arson de Nice en y présentant une exposition collective (« to “The Fire Next Time” »), réalisée en collaboration avec l’éditrice Rosanna Puyol. Il y est question de l’amitié en tant que moteur pour la survie et les luttes collectives. S’inspirant de la notion d’« étude noire » du philosophe Fred Moten (et de « ce qu'on fait avec d’autres »), les curatrices y ont intégré un espace conçu pour et avec les étudiants. « La Study Room peut accueillir une réunion, une projection, des lectures de poésie, un atelier de danse... pour composer ensemble des situations d’antagonisme et de partage, de fête et de défaite, de rage, de labeur, de soutien et de tendresse », explique l’artiste-curatrice qui a cofondé le collectif précurseur Black(s) to the Future. « C’était une réponse à un besoin collectif de faire une école dans l’école, ou hors de l’école, poursuit-elle, en y réfléchissant à l’économie de l’espace avec un budget spécifique pour que les étudiantes et étudiants autogèrent leur propre programmation. »

Recherche engagée

Parmi les doctorats de création en France, l’un des plus remarqués est RADIAN, porté par l’École supérieure d'arts et médias Caen/Cherbourg et l’École supérieure d’art et design Le Havre/Rouen (avec Normandie Université). Responsable du programme jusqu'en 2022, le sociologue Antoine Idier, dont les recherches portent sur les sexualités et cultures dites minoritaires, souligne l’importance dans sa réflexion du modèle expérimental post-1968 de l’Université de Vincennes. RADIAN reste un cas rare dans le contexte français, où persiste une certaine anxiété à vouloir dissocier la recherche de l’engagement, quand c’est précisément le positionnement assumé de certains doctorats de création internationaux qui fait leur renommée hors de France. Le Royaume-Uni s’y est mis dès les années 1990, et compte aujourd'hui les PhD en art les plus recherchés (malgré des frais d’inscription importants), à l’image de celui du Royal College of Art qui s’intéresse à l’urgence climatique, à la coexistence avec le non-humain ou aux héritages de la radicalité queer. Le Goldsmiths College propose un doctorat accompagné par le collectif d’architectes-artistes-militants Forensic Architecture, tourné vers des candidats ayant « une expérience dans des zones de conflit, dans l'activisme de terrain ou l'organisation communautaire ».

En Suède, le très réputé doctorat de création du Royal Institute of Art de Stockholm, où sont inscrites les artistes Melanie Gilligan et Olivia Plender, est dirigé par Petra Bauer, engagée auprès de communautés féministes et de travailleuses du sexe militantes. Reconnu comme un modèle par de nombreux artistes-chercheurs, le « PhD par la pratique » de l’Académie des beaux-arts de Vienne, en Autriche, est dirigé par la sociologue-cinéaste Anette Baldauf et l’artiste Renate Lorenz, autrice de Art queer : une théorie freak. « J’ai choisi ce PhD car on y revendique des épistémologies critiques : féministes, queer, décoloniales, écologiques et post-marxistes, explique la curatrice Virginie Bobin, coresponsable de la plateforme Qalqalahقلقلة. Elles sont mises en œuvre dans l’horizontalité pédagogique, où nous co-composons le programme, et dans les contenus, avec des invitées comme les chercheuses en études africaines-américaines Saidiya Hartman ou Tina Campt. Il y a une attention particulière à recruter des doctorantes et doctorants hors d’Europe ou des États-Unis, et il n’y a pas une frontière entre artistes, curatrices ou militantes. Nous nous réunissons lors de séminaires, de groupes de lecture ou de visites d’expositions pour un travail collégial qui remet en question la conception solitaire de la thèse. Et nous sommes encouragées à écrire de manière plus expérimentale, en employant les outils de la fiction ou de l'anthropologie critique, sans éluder les questions : d’où on parle et à qui on parle ». Ainsi s'affirme une recherche située, plutôt qu'un effacement des dynamiques de pouvoir derrière la supposée neutralité académique.

La Study Room de la Villa Arson.
La Study Room de la Villa Arson.
Photo : J.C. Lett / Villa Arson Nice.
Doctorants de l'Academy of Fine Arts de Vienne.
Doctorants de l'Academy of Fine Arts de Vienne.
© Academy of Fine Arts Vienna.
Antoine Idier.
Antoine Idier.
© Arsene Marquis 2018.
Philippe Pirotte.
Philippe Pirotte.
Photo : Diana Pfammatter.
Jagna Ciuchta.
Jagna Ciuchta.
DR.
Portfolio 2014-2019 de la soutenance de thèse de Jagna Ciuchta.
Portfolio 2014-2019 de la soutenance de thèse de Jagna Ciuchta.
© DR.
Portfolio 2014-2019 de la soutenance de thèse de Jagna Ciuchta.
Portfolio 2014-2019 de la soutenance de thèse de Jagna Ciuchta.
© DR.
Virginie Bobin.
Virginie Bobin.
© Olia Sosnovskaya.
Virginie Bobin, capture d'écran d'une vidéo réalisée pour "Translate Me Over a River" (Villa Arson / Fondation Izolyatsia), 2020.
Virginie Bobin, capture d'écran d'une vidéo réalisée pour "Translate Me Over a River" (Villa Arson / Fondation Izolyatsia), 2020.
Courtesy Virginie Bobin
Le doctorat RADIAN au congrès international de l'ELIA, fédérant les doctorats de création européens à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne en 2021.
Le doctorat RADIAN au congrès international de l'ELIA, fédérant les doctorats de création européens à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne en 2021.
DR.
Le Royal Institute of Art de Stockholm.
Le Royal Institute of Art de Stockholm.
© Facebook / Kungl. Konsthögskolan/Royal Institute of Art.
A Goldsmiths à Londres le collectif Forensic Architecture développe un doctorat de création qui envisage les luttes politiques les medias et l’Ecologie d’un point de vue des espaces et de la géographie.
A Goldsmiths à Londres le collectif Forensic Architecture développe un doctorat de création qui envisage les luttes politiques les medias et l’Ecologie d’un point de vue des espaces et de la géographie.
© DR.
Au Royal Institute of Art de Stockholm la responsable du PhD Petra Bauer et le collectif suédois de travailleuses du sexe SCOT-PEP ont réalisé le film Workers 2018 dans le cadre dun projet de recherche.
Au Royal Institute of Art de Stockholm la responsable du PhD Petra Bauer et le collectif suédois de travailleuses du sexe SCOT-PEP ont réalisé le film Workers 2018 dans le cadre dun projet de recherche.
Photo : Caroline Bridges.
Le doctorat Arts et Humanités du Royal College of Arts visite la ferme d’artistes Grizedale Arts
Le doctorat Arts et Humanités du Royal College of Arts visite la ferme d’artistes Grizedale Arts
© DR.

Article issu de l'édition N°2594