L'Hebdo du Quotidien de l’art, dans son édition du 31 mars dernier, rappelle qu’« en France, aucun musée ne retrace de manière pérenne ni complète l’histoire et la pluralité des communautés roms, gitanes, sinté et manouches ». Si les représentations ethnographiques et artistiques de notre petit peuple sont éparpillées, elles sont plus souvent qu’on ne pourrait le penser présentes dans les musées. Les cultures romani et la culture yéniche indissociables, si proches et si étroitement imbriquées, chercheraient-elles véritablement une place dans les musées ?
La reproduction de deux images de la série « Les Gorgan » du photographe Mathieu Pernot (que l'article ne mentionne pas mais qui sont issues de l'exposition citée, « Mondes tsiganes, la fabrique des images », au musée national de l’Histoire de l’immigration en 2018, ndlr) nous a interpelés. Mathieu Pernot n’est plus vraiment apprécié par le monde des Voyageurs, Tsiganes, Manouches, Yéniches, Gitans, etc. L’exposition des photographies en grand format de Vanessa, fillette tsigane entièrement dénudée (qui ne font pas partie des photographies reproduites dans L'Hebdo, ndlr), a beaucoup choqué, heurté les familles. Comment a-t-on pu laisser faire ça ? Ces photos sont ressenties collectivement comme un outrage, une honte et un dégoût. Quelle que soit la qualité du reste de l’exposition, tout est maintenant rejeté en bloc et aucune explication, aucune justification, aucun discours sur la démarche ne rattrapera le coup. On ne touche pas aux enfants, c’est sacré, Pernot a piétiné le sacré.
Réalité et fiction
Les cultures romani chercheraient-elles un musée qui leur soit spécifiquement dédié, une aire d’accueil à hauteur de cimaise ? Si les objets conservés à Marseille, dans les réserves du Mucem, inventoriés comme ayant un rapport à la culture romani, ne sont ni très nombreux, ni très flatteurs à notre égard, il n’en va pas de même en d’autres lieux. Au Louvre, on peut admirer une Sainte famille de rabouins sous le pinceau de Raphaël, pas très loin de la Bohémienne rigolarde au bustier généreux de Frans Hals, de la Diseuse de bonne aventure de Caravage et d’une Réunion dans un cabaret, avec Romanichelle coupeuse de bourse, de Valentin de Boulogne. Le Louvre expose en outre une demi-douzaine de tableaux représentant des haltes de Bohémiens, et d’autres merveilles dorment encore en réserves. Le prestigieux musée d’Orsay présente le tableau connu du monde entier : Les Roulottes, campement de Bohémiens aux environs d’Arles de Vincent Van Gogh.
La culture romani, comme toutes les cultures, est-elle entièrement muséifiable ? Pour le cinéma, conserver, préserver l’œuvre cinématographique de Tony Gatlif est une évidence, de même que le film Les Lyonnais d’Olivier Marchal. Mais un film tel Le Gitan, tourné en 1975 par José Giovanni avec Alain Delon dans le premier rôle, représentation très fictionnelle de la culture gitane, aurait-il sa place au côté des premiers ? Dans le domaine de la peinture, les collections nationales ont déjà acquis des œuvres du peintre Gabi Jimenez. L’ami Gabi a fait tout le travail, mais la fierté est collective et les collections nationales encouragées par nous à continuer leurs acquisitions.
En musique, l’INA et la Sacem conservent les interprétations de Django Reinhardt, de Manitas de Plata, des Gipsy King, du rappeur Baro Syntax, du chanteur Kendji Girac, de l’auteur-compositeur Stephan Eicher. Il existe par ailleurs un projet de musée à Samois, en Seine-et-Marne, la ville de Django Reinhardt, tandis que le conservatoire de musique de Sète porte le nom de Manitas de Plata. Pour l’écrit, nous avons la médiathèque Matéo Maximoff à Paris. Pour les caravanes, le conservatoire fondé par Pierre le Fur, Un siècle de roulottes, dans le Gard. Les arts du cirque et les arts forains font l’objet de conservations et de collections attentives et précieuses.
Pour un musée virtuel
Cette recension serait bien incomplète si on ne citait pas Maria Benz, appelée Nusch, diminutif de Manouche, une Sintezza allemande parce que née en 1906 à Mulhouse. Elle est restée mariée à Paul Éluard pendant 12 ans, jusqu’à sa mort subite en 1946, elle avait 40 ans. D’une grande beauté, représentée en photo par Man Ray, en peinture par Picasso, Miró, Valentine Hugo, Dora Maar, Nusch la Manouche n’aurait-elle pas toute sa place dans un musée des cultures romani ?
L’article de L'Hebdo cite André Malraux : « Il faut que naisse un véritable musée de tout ce qui touche les Tsiganes et les populations analogues ». Passionnante ambition, mais il sera mal aisé de se faire prêter Picasso, Van Gogh, Caravage et Franz Hals. N’oublions pas cependant qu’André Malraux a aussi développé le concept de musée imaginaire, autant musée par l’image que musée de l’imagination. Nous possédons les meilleurs outils qui aient jamais existé. Nous pouvons très facilement mettre en place un musée virtuel, un musée numérique des cultures romani, où Nusch la Manouche viendrait sourire sur nos écrans, où nous pourrions revoir les films de Tony Gatlif, nous émerveiller des tableaux de Gabi, écouter le rap de Baro, les guitares de Django, nous moquer de ce grand (et sympathique) Gadjo dilo, Romain Duris.
La question essentielle de la reconnaissance du génocide
L’annonce, le 30 janvier dernier par la Première ministre Élisabeth Borne, de son engagement à « soutenir la création d’un musée à la mémoire des gens du voyage internés sur le site de Montreuil-Bellay » nous ramène à celles et ceux, morts, qui ont reçu une sépulture et qui n’en ont pas eu. Ce mémorial devra abriter les éléments de compréhension de l’histoire tragique de l’internement des Tsiganes. Plus de la moitié des internés étaient des enfants. Du nœud ferroviaire de la ville cheminote de Thouars à celui d’Auschwitz, en Silésie, seule la fin prématurée de la guerre a empêché la déportation et l’assassinat des Tsiganes internés dans le Maine-et-Loire et sur le reste du territoire. L’interminable souffrance qu’ils ont endurée, la mémoire douloureuse et traumatique de ces persécutions chez leurs descendants, ne s’apaiseront pas aussi longtemps que ne sera pas tranchée la question essentielle de la reconnaissance par notre pays de l’immense tragédie du génocide des Tsiganes d’Europe par les nazis et leurs alliés, dont Montreuil-Bellay était un rouage.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Tsiganes de France attendent cette reconnaissance, juridiquement fondée, historiquement prouvée, humainement primordiale. Cruelle indécision, double peine infinie, les tout derniers internés Tsiganes, bientôt centenaires s’éteignent, jour après jour sans avoir reçu la moindre indemnisation, la moindre consolation. Or à cette heure, il n’est pas vraiment certain que celles et ceux qui déjà se positionnent pour piloter la partie scientifique et pédagogique du futur mémorial sur l’internement des gens du voyage soient favorables à la reconnaissance du Samudaripen, l’assassinat planifié d’un demi-million de Tsiganes.