En France, aucun musée ne retrace de manière pérenne ni complète l’histoire et la pluralité des communautés roms, gitanes, sinti et manouches. Ce constat, rappelé par l’historien Ilsen About lors d’un colloque en 2021, sert aujourd’hui de moteur à l’organisation d’expositions et à un travail plus collectif sur la visibilité de leurs apports culturels, y compris dans la création contemporaine. « Plusieurs raisons expliquent cet impensé. Il y a le poids des représentations, l’émancipation empêchée par différentes réglementations françaises qui ont conduit à une ségrégation sociale et spatiale, mais aussi les tensions au sein même du tissu associatif déjà modeste et dispersé », explique-t-il.
À la chapelle du Museon Arlaten, musée départemental d’ethnographie dans les Bouches-du-Rhône, unique structure en France à avoir poursuivi des travaux sur la culture gitane locale, Ilsen About prépare pour les prochaines Rencontres d’Arles une future exposition photographique, « Lumières des Saintes », sur le pèlerinage annuel des Saintes-Maries-de-la-Mer. Il avait déjà piloté l'exposition « La Fabrique des images » autour des mondes tsiganes pour le musée national de l’Histoire de l’immigration en 2018.
Des collections à constituer
Il y a 60 ans, c’est André Malraux, ministre des Affaires culturelles, qui s’alertait de la nécessité de collecter livres, objets et photographies, à rassembler sous l’égide du musée national des Arts et Traditions populaires. « Il faut que naisse un véritable musée de tout ce qui touche les Tsiganes et les populations analogues », écrivait-il. S’il y a bel et bien eu terrain d’enquête et collecte, cette intention n’a finalement pas abouti, faute de relais politiques ou associatifs suffisamment larges pour engager la moindre concrétisation. Les décennies qui suivent sont plutôt marquées par un découragement voire une perpétuation des préjugés et des discriminations à l’égard de ces communautés marginalisées. Par exemple, en dépit de la première reconnaissance, par François Hollande en 2016, de la responsabilité de la France et du régime de Vichy dans l’internement de 6 000 à 6 500 Tsiganes dans des camps, le plus important d’entre eux, à Montreuil-Bellay, dans le Maine-et-Loire, ne comportait que quelques vestiges et une plaque commémorative pour en transmettre la mémoire. À défaut d’un musée, comme annoncé fin janvier par la Première ministre Élisabeth Borne, un travail en cours doit servir de fil rouge pour un prochain lieu d’exposition in situ.
À rebours d’une toile de fond souvent jugée essentialisante, une prochaine exposition au Mucem, à Marseille – « Barvalo », du 10 mai au 4 septembre – veut insuffler une dose de fierté, barvalo signifiant riche en romani. Préparé depuis 2018 en co-commissariat avec l'European Roma Institute for Arts and Culture (ERIAC), le parcours part des représentations anti-tsiganes, y compris celles figurant dans les collections ethnographiques et muséales, pour laisser place à une matière plus revendicative autour des influences culturelles, des savoir-faire et des parcours de vie souvent méconnus de ces communautés. « Le point de départ de cette exposition a été l’étonnement d’un anthropologue américain, Jonah Steinberg, qui, en visite au Mucem, n'a rien trouvé sur ceux qui constituent la plus importante minorité ethnique d'Europe », raconte la commissaire Julia Ferloni. S’ensuit un travail d’inventaire dans les collections. Problème : la majorité des objets accumulés véhiculent autant de biais et de clichés que les légendes mêmes qui les accompagnent, et peu ont été produits par les groupes qui composent cette minorité diverse. Depuis, en complément de prêts, ce sont de nouvelles acquisitions composées d’archives privées, de collectes issues d’une douzaine de terrains d’enquête en Europe ainsi qu’une vingtaine d'œuvres contemporaines qui constituent le cœur du catalogue – et une potentielle intégration dans le parcours permanent en cours de refonte.
Construire un récit
Ainsi, le plasticien français gitan Gabi Jimenez a imaginé un « musée du gadjo », en parodiant à son tour la manière dont l’autre est perçu par les groupes roms. Lui-même fait partie du réseau transnational artistique et intellectuel de l’ERIAC, basé à Berlin et à Belgrade, qui œuvre à une plus grande diffusion des artistes actuels et à un changement d’approche. Cette dizaine de salariés, qui a exposé ses recherches dans l'exposition « RomaMoMA » lors de la dernière documenta de Cassel, multiplie les contacts auprès des institutions et des musées afin de « construire un récit sur notre héritage culturel », d’après sa directrice adjointe, Anna Mirga-Kruszelnicka. En 2018, une recherche préalable conduite auprès de 70 musées d’art et de photographie sur la présence et la terminologie d’objets roms avait été édifiante : « Seulement deux objets étaient exposés, contre plus de 30 000 éléments en dépôt », ajoute-t-elle. Si gagner en reconnaissance est un travail de longue haleine, le choix de Małgorzata Mirga-Tas, artiste textile issue de la communauté rom, pour représenter le pavillon polonais à la biennale de Venise en 2022 fait partie de ces premiers pas qui marquent.