Les saisons culturelles, mises en place il y a 30 ans par le gouvernement français, sont parfois vécues par les acteurs des pays invités comme des opérations diplomatiques plutôt que culturelles. Le spectre d’action de la saison France-Portugal qui s'est achevée en octobre dernier, allant de la gastronomie au sport avec 410 projets labellisés, a pu apparaitre comme un obstacle à une approche consciente des spécificités de chaque secteur. Et le thème générique de la saison, « Le sentiment océanique », ne cache pas le sous-texte diplomatique, « Une Europe unie ».
Il y avait pourtant des enjeux spécifiques à certains programmes. Le forum de l'Égalité - Rencontres féministes a rendu hommage aux Nouvelles lettres portugaises – livre publié par trois femmes en 1972 et moment historique d’affirmation du féminisme au Portugal –, sans effacer les tensions entre la génération qui a gardé une vision essentialiste des femmes et les nouvelles voix, du féminisme lesbien d’Eduarda Ferreira à celui, post-colonial, d'Ana Margarida Martins.
Regards décolonisés
Un autre débat explosif au Portugal concerne l’héritage colonial persistant dans la commémoration d’un passé « glorieux » qui efface ses implications esclavagistes. De quel « universalisme océanique » parle-t-on quand l’Atlantique reste le cimetière de plus de 2 millions de personnes esclavagisées, jetées par-dessus bord des bateaux négriers ? C’est dans le contexte de ce débat qu’ont eu lieu les expositions les plus stimulantes proposées au Portugal. Les curateurs français Cédric Fauq et François Piron y ont exposé dans l’une des Galeries Municipales de Lisbonne (le réseau le plus vital de la ville pour l’art contemporain) le travail de la cinéaste féministe Sarah Maldoror, engagée dans le combat pour les indépendances d’anciennes colonies portugaises. L’exposition, qui avait été présentée auparavant au Palais de Tokyo à Paris, a eu l’effet d’une éclosion et permis de décentrer le point de vue muséal centré sur l’œuvre d’art, pour reformuler les hiérarchies traditionnelles entre celle-ci et l’archive militante, le document filmique et la fiction performative.
Une autre exposition marquante de cette saison aura été « Europa, Oxalá », proposée à la Fondation Gulbenkian par Katia Kameli, Aimé Mpane Enkobo et António Pinto Ribeiro. Elle montrait un focus sur les générations d’artistes afropéens ayant une double appartenance et une « post-mémoire » issue de familles ayant vécu les processus de décolonisation. Était perceptible la tension entre des esthétiques portées sur l’archive ou le retour sur l’histoire (Mónica de Miranda, Délio Jasse) et celles projetant des imaginaires futurs non eurocentrés (Josèfa Ntjam) ou intégrant les espoirs cyber-amoureux d’une jeunesse en changement (Sara Sadik).
Mais c'est la biennale d’art contemporain de Coimbra, imaginée par les curatrices Elfi Turpin et Filipa Oliveira, qui a été le point culminant de la saison d’expositions au Portugal. Ayant saisi le rôle majeur du Centre d’études sociales de l’université locale – un pôle incontournable de chercheurs qui apporte sa propre tonalité aux débats transnationaux –, la biennale abordait la production de savoirs en partant du point de vue animal, l’école comme proposition artistique ou encore une approche décoloniale de l’écologie.
Sortir d'actions isolées
De quelle manière cette saison croisée a-t-elle été perçue par les artistes portugais? « Cela a porté un regard important sur mon travail chorégraphique, mais cette attention n’est pas soudaine. Elle est le prolongement d’un engagement de longues années de la part de certains programmateurs en France, le pays qui m’aide le plus à co-produire mes spectacles », affirme la chorégraphe Tânia Carvalho, dont l’esthétique expressionniste rompt avec le geste quotidien des générations aînées. « Je ne crois pas que le public coche des cases de nationalités quand il va voir des spectacles, poursuit-elle. L’attention portée à notre travail est le résultat d’une résistance sur le long terme à vouloir le faire exister. »
Même son de cloche de la part du duo d’artistes Nuno Alexandre Ferreira et João Pedro Vale, qui mènent un travail majeur sur les généalogies de la culture queer, exposé jusqu'au 23 février dans « Les Péninsules démarrées », panorama de l'art contemporain portugais des années 1960 à aujourd'hui au Frac Méca, à Bordeaux. « L’invitation de la curatrice Anne Bonnin est liée à l’attention approfondie qu’elle porte depuis un moment au contexte portugais, tout comme Caroline Ferreira du festival Move au Centre Pompidou, soulignent les artistes. Le projet a commencé lors d’une résidence à la Cité internationale des arts à Paris, où nous nous sommes intéressés à des figures gays historiques comme Guy Hocquenghem et Lionel Soukaz. Il nous parait évident qu’une résidence est plus fertile qu’une simple focalisation institutionnelle sur les résultats. Les échanges menés sur place et notre perception locale ont des conséquences qui ne sont ni quantifiables ni immédiates. »
Marta Mestre, directrice artistique du centre d’art de Guimarães, le rappelle : « La logique de la Fondation Gulbenkian – financer des projets d’artistes portugais invités dans des programmations de lieux déjà insérés dans un réseau – devrait être prise en compte, tout comme la prise de contact avec des curateurs et curatrices françaises, pour sortir d’actions isolées ». Une saison ne remplace pas un écosystème.