L’histoire de l’art serait-elle le parent pauvre des sciences humaines ? « On ne sait pas où nous ranger ! », rebondit Marion Bertin, docteure en anthropologie et diplômée de l’École du Louvre. Sur les 82 sections du conseil national des universités, l’histoire de l’art se retrouve dans au moins trois d’entre elles. « C’est une discipline qui change beaucoup depuis quelques années, ajoute la doctorante Mathilde Leïchlé. Je travaille sur une thèse qui mêle à la fois l’histoire sociale et les études de genre. Nous sommes de plus en plus nombreux à proposer des sujets qui mélangent les disciplines alors qu’il y a peu de personnes pour les encadrer. Je n’ai pas trouvé de HDR (enseignant habilité à diriger des recherches, ndlr) pour m’encadrer en histoire de l’art, je me suis donc inscrite en histoire ». De son côté, Marion Bertin a longuement cherché des postes d’ATER (attachée temporaire d’enseignement et de recherche) une fois sa thèse soutenue. « J’ai cherché en histoire de l’art, anthropologie et muséologie, poursuit-elle. Le seul poste qui était ouvert en muséologie était à l’université d’Avignon, dans le département des sciences de l’information et de la communication. Je suis la seule anthropologue du département. » Le jeune docteur en histoire de l’art Quentin Petit Dit Duhal a quant à lui a été recruté à un poste d’historien de l’art (en ATER), mais au département… des arts plastiques à l'Université d'Aix-Marseille.
Un tel éparpillement n’aide pas à y voir clair : en fonction des approches, de la méthode ou encore de la période d'étude, un chercheur en histoire de l’art peut se retrouver dans des sections ou départements différents. Ce qui rend difficile de se renseigner sur les contrats doctoraux, les postes d’ATER et les qualifications. « La recherche en histoire de l’art est très solitaire et nous n’avons pas de syndicat », détaille un historien de l’art. S’il existe des associations comme l’ApAhAu (association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités) ou le CFHA (comité français d’histoire de l’art), qui recense les bourses, prix et postes et fait le lien entre chercheurs, force est de constater « qu’en France, l’histoire de l’art est la cinquième roue du carrosse », se désole Anaïs*, une doctorante.
Une discipline peu financée
Le système crée une grande précarité. Peu de laboratoires proposent des contrats doctoraux en histoire de l’art. L’Institut national d’histoire de l’art (INHA) en propose six par an. « L’établissement fait attention à la parité et fait en sorte que les inscriptions ne soient pas que parisiennes. Il y a un certain équilibre », précise Mathilde Leïchlé, en contrat depuis octobre 2021. Dans ces recrutements, la diplomatie est de mise. « On m’a reproché de faire de la politique, pas de la recherche, se souvient Quentin Petit Dit Duhal, qui n'a pas obtenu de contrat pour sa thèse sur la représentation d'un genre non-binaire depuis les années 1960. On m’a demandé si j’étais en mesure de dépasser mon militantisme ». Lorsqu’il a candidaté une deuxième fois, la question était de savoir « quelle discipline n’était pas assez représentée ».
Autre frein : les recherches en histoire de l’art sont jugées « futiles, et sont moins finançables que des recherches en sciences dures », fait remarquer Anaïs. Selon Clément*, « les sciences humaines ne sont pas considérées comme productrices de richesses. Ça entre forcément en compte ». Le jeune chercheur explique pourquoi il a renoncé à candidater : « Le financement privé m’est apparu comme la solution la plus immédiate. Les délais de réponse pour les contrats ou les bourses sont extrêmement longs, jusqu’à six mois, créant beaucoup d’incertitudes et de précarité ».
Par choix ou par nécessité, bon nombre de chercheurs et chercheuses travaillent en plus de leur recherche. « On ne peut pas tous compter sur l’argent de nos parents », explique Anaïs, désormais en contrat Cifre dans un musée (convention de formation qui accorde une aide à une entreprise pour le recrutement d'un jeune doctorant, ndlr). « Pendant ma première année de thèse, j’étais assistant d'éducation à mi-temps dans un collège, raconte Quentin Petit Dit Duhal. Les deuxième et troisième années, j’ai fait des vacations à la fac. Mes parents ont dû m’aider à payer mon loyer ». Au mieux, ils trouvent des missions dans le secteur culturel, souvent dans le marché de l’art ou l'enseignement. « La recherche pour les galeries, c’est ce qui me fait vivre », abonde la doctorante Eva Belgherbi. Pour Clément, « le financement privé ouvre des portes, permet plus de flexibilité de travail. Mais c’est compliqué : il faut souvent accepter le statut d’auto-entrepreneur qui ne permet pas de toucher le chômage ».
La course aux postes
Dans ce cas de figure, le réseau est le nerf de la guerre. Pendant tout son doctorat, Clément a travaillé pour un collectionneur. Anaïs a obtenu son contrat grâce à ses connexions avec un conservateur. Elle admet également que lorsqu’elle connaît des personnes dans le comité d’organisation d’un colloque, elle est plus facilement sélectionnée. Mais le réseautage est plus compliqué hors de Paris, et tous les directeurs ou directrices de thèse ne mettent pas leur carnet d’adresses à disposition. Pour se faire connaître, il faut savoir communiquer et « se vendre », en plus de la recherche proprement dite.
« Je commence à fatiguer, soupire Marion Bertin. Depuis 2019, je passe mon temps à candidater, vérifier les ouvertures de postes, les deadlines, écrire des projets. Cette course constante montre la précarité du secteur ». Quentin Petit Dit Duhal utilise tout son temps (libre et de recherche) pour postuler à des contrats post-doctoraux. Pour chacun, ce début de l’année est source d’angoisses : les offres apparaissent sur la plateforme Galaxie et y candidater est très chronophage. S’ils ont, pour un an encore, la sécurité d’un poste à l’université (rémunéré environ 1700 euros net par mois), les deux chercheurs ont le regard rivé sur ces sessions de recrutement. Alors qu'un contrat d'ATER agrégé dure cinq ans, l'absence d'agrégation en histoire de l'art ne garantit qu'un contrat de deux ans. Sans post-doctorat ou qualification pour postuler à des postes de maîtres de conférence, les chercheurs doivent se tourner vers les vacations à l’université.
Et la recherche ?
Bien que titulaires de la fonction publique, maîtres et maîtresses de conférence en histoire de l’art ne sont pas épargnés par l’état de délitement avancé de l’université. Certains envisagent même de démissionner d’ici la fin de l’année scolaire, en raison notamment d'une surcharge de travail administratif dûe au manque de personnel. « Je n’ai plus de temps pour la recherche », est une phrase qui revient régulièrement, que les chercheurs soient en poste, titulaires, avec ou sans contrat. Le contrat Cifre d'Anaïs stipule qu’elle devait consacrer 20 % de son temps de travail à la recherche en première année de thèse, puis 30 % en deuxième année (soit 1,5 jours par semaine). « C’est intenable ! Pour faire ma thèse en trois ans, comme c’est exigé dans le contrat, il faudrait que je travaille tous les soirs, les week-ends, et pendant mes cinq semaines de congés », estime-t-elle. Elle sait qu'elle ne pourra soutenir sa thèse dans les temps impartis. Pour celles et ceux qui n’ont pas de contrat, il faut travailler pour payer son loyer, ce qui les empêche de fait d’avancer dans leurs recherches.
Cette charge mentale a des conséquences sur la santé psychique des chercheurs et chercheuses en histoire de l’art. « Beaucoup font des dépressions, murmure Anaïs. J’ai quitté tous mes amis, mon milieu, mon quotidien pour faire ma thèse au fin fond de la campagne. Et j’ai fait un burn out pendant ma deuxième année ». De son côté, Eva Belgherbi pose la question : « Faut-il être riche ou aidé par ses parents pour s’en sortir ? » De fait, dans ce domaine, l'égalité des chances semble être un horizon lointain.
* Les prénoms ont été modifiés