Le Quotidien de l'Art

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Les performeurs, à la recherche d'une juste rémunération

Les performeurs, à la recherche d'une juste rémunération
Festival Alliance des corps / carte-blanche à Marinella Senatore, Palais de Tokyo du 15 au 18 septembre 2022.



Photo Paul Fogiel.

Le statut des performeurs et auteurs de performance est flou pour nombre de professionnels du secteur culturel. Un flou qui donne lieu souvent à une rémunération très faible, voire inexistante.

Lorsqu’il débute, Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé n’a jamais suivi de formation de danse : après cinq années d’histoire de l’art qui l’ont mené en stage au musée de la danse de Rennes, le jeune homme prend part à sa toute première performance en 2015 avec Dancing Museums. Le projet, qui rassemblait 5 centres chorégraphiques et 8 musées européens, explorait les possibilités de la danse comme outil de médiation. C’est la chorégraphe Tatiana Julien, chargée de chapeauter le projet à la Briqueterie (cdcn Val-de-Marne) en France, qui lui fait passer une audition. « J’étais ravi d’être retenu, j’aime beaucoup le travail de Tatiana Julien », raconte Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé. Il accepte d’être disponible 20 jours et s’arrange avec son stage. « Ça a demandé du temps et c’était un risque financier que de prendre part à cette performance dans ces conditions », continue-t-il. Et pour cause : le jeune performeur n’a pas été rémunéré. 

Des exemples tels que celui-ci, le milieu de l’art contemporain (institutions, galeries) en regorge. « C’est assez régulier que, sur certains projets d'art contemporain, au lieu de faire appel à des danseurs professionnels qu’il faut payer selon les modalités du spectacle vivant, on fasse appel à des danseurs dits ‘amateurs’ », poursuit Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé. Et quand elles sont rémunérées, les performances ne le sont pas toujours à la hauteur du temps que l’artiste a investi à la préparer, la répéter et parfois, l’écrire. « Les lieux qui programment mes performances ont généralement peu de moyens et je suis peu payée », constate quant à elle l’artiste Aurore Le Duc. Dans certains cas, les institutions culturelles ou galeries font également appel à des volontaires qui, souvent, ne sont pas payés. Le Palais de Tokyo, qui organise le festival « DO DISTURB » et plus récemment « Alliance des corps / carte-blanche à Marinella Senatore », n'a pas répondu à nos questions sur le sujet. 

Une question de formats

Comment la performance est-elle perçue par celles et ceux qui la programment ? « Souvent, quand on me propose de faire une performance, c’est lors du vernissage ou du finissage d’une exposition, raconte Aurore Le Duc. Dans les formats habituels d’exposition, on leur donne assez peu de place. Et ça me fait me poser la question suivante : est-on vraiment pris au sérieux ? Ou alors perçoit-on ce que l’on propose seulement comme un moment d’animation, un peu gadget, qui apporte un petit plus au reste de l’exposition ? » De telles modalités imposent aux artistes d’adapter leur création, parfois en les raccourcissant, et entraîne, de fait, une rémunération peu conséquente. Ils acceptent aussi des rémunérations faibles « si ce sont des amis ou des projets qu’on souhaite particulièrement soutenir. On fait preuve aussi de solidarité et d’entraide économique », ajoute Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé.

Par ailleurs, on connaît peu la réalité économique de celles et ceux qui pratiquent la performance alors qu'« ils sont intégrés dans un milieu bourgeois, indique l'artiste. Ça n’est pas donné à tout le monde de voir ça. Il faut appartenir à une certaine élite culturelle, intellectuelle ou économique ». L’écart entre le public et celles et ceux qui performent est donc parfois difficile à vivre pour ces derniers. Certains font d’ailleurs de ce malaise et du fonctionnement des institutions culturelles la matière de leurs travaux. C’est le cas d’Aurore Le Duc avec ses performances Supporters des galeries ou celle qui la lie involontairement à Maurizio Cattelan qu’elle accuse de plagiat. Ou encore de Gilbert Coqalane et Djan Silveberg, avec, notamment Murs des lamentations qui avait eu lieu à la Bourse de Commerce en août 2021, ainsi que Deborah de Robertis. « Ce sont des performances un peu sauvages, qui sont davantage de l’ordre de la critique institutionnelle. Évidemment, les établissements culturels ne nous paient pas pour ça », continue Aurore Le Duc.

Facture ou cachet ?

Mais parlons chiffres. Un élément, déjà, pose problème à la plupart des performeurs et performeuses de l'art contemporain : le fait que les institutions culturelles proposent, pour beaucoup, de les rémunérer en facture et non en cachet d’intermittence. « C’est notamment pour ces raisons que de nombreux danseurs professionnels ne souhaitent pas mettre un pied dans le milieu de l’art contemporain », estime Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé qui a créé en 2017 avec Eurydice Gougeon-Marine, Julien Deransy et Julien Chaudet le groupe SUZANNE, une compagnie de performances. Il se souvient aussi d'une performance réalisée en 2016 dans un grand centre d’art parisien, pour laquelle il a été payé 20 euros brut de l’heure, sur facture. Et de continuer : « C’était très bancal mais à l’époque je n’étais pas initié au langage de l’intermittence ». Récemment, il a également dansé pour un « beau lieu avec des artistes de la scène émergente. Mais dans leur grille de salaire, ils ont oublié d’inclure les performeurs ou les danseurs. C’est très récurrent dans le milieu de l’art contemporain : on nous demande une prestation mais on n’a aucune idée de comment rémunérer une performance ». Il y a dansé trois heures, avec un quart d’heure de pause syndicale, et le prix qu'on lui a proposé - qu'il avait cependant accepté - était bien trop faible. 

Autre question : qu’est-ce qui est rémunéré dans ces cas précis ? Seulement le moment de la représentation ou aussi l’écriture de la pièce, les répétitions ? Si le monde de la performance d'art contemporain et celui du spectacle vivant ont des réalités économiques très différentes, l’idéal, serait que les institutions culturelles qui veulent faire appel à la danse ou au spectacle vivant se réfèrent aux tarifs conseillés par les conventions collectives de ce secteur, nous expliquent les concernés. « Si on veut professionnaliser la performance, dire que c’est un vrai métier, affirme Lorenz Jack Chaillat-Cavaillé, aujourd'hui intermittent, il faut aussi payer le travail qu’elle implique en amont et pas seulement au prorata de ce qui est visible ». Heureusement, selon lui, on observe un certain progrès : quelques institutions culturelles rémunèrent les interprètes de performances à leur juste valeur. « Nous étions sept danseurs à réactiver une pièce de Félix González-Torres à la Bourse de Commerce dernièrement, relate-t-il. Ils ont voulu faire les choses bien : des cachets d’intermittence nous ont directement été proposés et nous avont été très bien payés ». Mais l'artiste a conscience que cette rémunération est aussi permise par les larges moyens dont dispose la collection Pinault, ce qui n'est pas le cas des structures publiques.

Lorenz Jack Chaillat-Cavaille, du groupe Suzanne.
Lorenz Jack Chaillat-Cavaille, du groupe Suzanne.
Photo Sophie Monjaret.
Felix Gonzalez-Torres,  “Untitled”
(Go-Go Dancing Platform), 1991. Bois, ampoules, douilles, cordon électrique et peinture acrylique, 54,6 × 182,9 × 182, 9 cm.

Vue d'exposition, "Une seconde d'éternité", Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris, 2022.
Felix Gonzalez-Torres, “Untitled”
(Go-Go Dancing Platform), 1991. Bois, ampoules, douilles, cordon électrique et peinture acrylique, 54,6 × 182,9 × 182, 9 cm.


Vue d'exposition, "Une seconde d'éternité", Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris, 2022.


© Estate of Felix Gonzalez-Torres / Courtesy of Felix Gonzalez-Torres Foundation. © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Aurélien Mole Courtesy Pinault Collection.

Aurore Le Duc, " The Comedian" , 2022.
Aurore Le Duc, " The Comedian" , 2022.
© Marion Moulin.
Festival Alliance des corps / carte-blanche à Marinella Senatore, Palais de Tokyo du 15 au 18 septembre 2022.
Festival Alliance des corps / carte-blanche à Marinella Senatore, Palais de Tokyo du 15 au 18 septembre 2022.
Photo Paul Fogiel.

Article issu de l'édition N°2495