Le Quotidien de l'Art

Marché

Marseille, terre fertile

Marseille, terre fertile
Nendo Galerie.
© Jean-Christophe Lett.

Alors que le succès de la foire Art-o-rama (prévue cette année du 25 au 28 août) ne faiblit pas, de nouveaux acteurs tentent de transposer sur le marché la dynamique artistique marseillaise. Une vraie gageure.

« Une galerie d'art contemporain, ça ne prendra jamais à Marseille », annonce tout de go Sébastien Peyret. Avec son franc parler teinté d'accent provençal, le collectionneur, pharmacien de profession, en déroule les raisons : « Il y a un complexe marseillais, on croit qu'on est toujours en retard. Les collectionneurs ici achètent auprès de galeries parisiennes ou étrangères, car elles ont une crédibilité. » L'aventure de la rue du Chevalier Roze, où s'était installée la Parisienne Crèvecœur, a tourné court, après que le nouveau promoteur a décidé de ne pas continuer à soutenir les galeries, comme le faisait son prédécesseur. Lorsqu'on cite l'exemple de Frédéric Bonnet, critique d'art et curateur qui a ouvert en avril dernier Nendo, une galerie de céramique contemporaine, Sébastien Peyret rétorque : « Fred est intelligent. Et il est Marseillais, il connaît le contexte, les codes. Il s'est placé au bon endroit (dans le quartier de Castellane, ndlr). Il a aussi choisi de mêler artisans et artistes, dans une perspective plus accessible. »

Lorsqu’on l’interroge, Frédéric Bonnet explique par ailleurs qu'« il existe une grande tradition de céramique dans le Sud-Est de la France, et beaucoup d’artistes ici en font ». S’installer à Marseille dans cette perspective lui est apparu pertinent. Au sujet de l’emplacement de la galerie, il confirme : « Je voulais me situer dans le quartier des antiquaires et des galeries de design. On peut rencontrer ici une clientèle de passage, intéressée par les choses de l’art. » Il aurait pu trouver un local plus grand et moins cher à Marseille, mais le prix de l’immobilier a beaucoup augmenté ces dernières années, notamment les baux commerciaux. Pourtant, il a semblé essentiel au galeriste d’être dans un quartier identifié. « C’est déjà long pour une galerie de se faire connaître, je tenais à ne pas trop m'excentrer », poursuit-il.

Cette analyse, Nicolas Veidig-Favarel la partage. Si le jeune galeriste ne s'est pas interdit d’autres lieux lorsqu'il a prospecté pour les locaux de la galerie Double V, inaugurée en 2016, il a saisi une opportunité de local dans le même quartier, à un jet de pierre de Nendo. Il se réjouit aujourd’hui d’être situé dans ce « mini Saint-Germain-des-Prés ».

Un marché encore trop parisien ?

Ainsi, à quelques exceptions près, les galeries sont très rares à Marseille. « Ce que la plupart vendent c'est du mauvais street art, que les avocats et les médecins achètent pour leurs cabinets, poursuit Sébastien Peyret. Les Gensollen sont une exception… » Le couple de psychiatres Josée et Marc Gensollen est en effet plutôt orienté art conceptuel, avec une collection de 600 œuvres (Joseph Kosuth, Carl Andre, Lawrence Weiner) constituée depuis plus de 40 ans et ouverte au public sur rendez-vous. Eux aussi achètent à Paris ou dans les foires, comme ils l'expliquent dans un entretien à Artnet. Pas à Marseille.

Un paradoxe : alors que la ville connaît une gentrification accélérée, et que la scène artistique est dans une dynamique sans précédent, les affaires ne se font pas là. Sauf pendant Art-o-rama, qui ne compte chaque année qu'une ou deux galeries marseillaises (cette année Double V et SISSI). Le salon de dessin contemporain Paréidolie, qui se déroule en même temps qu’Art-o-rama depuis 2014, rencontre également un certain succès. Sa cofondatrice Martine Robin se réjouit : « 2021 fut l'une des meilleures éditions du salon. Toutes les galeries étaient satisfaites. » Elle l’affirme : la foire jouit d’une visibilité nationale, avec « des collectionneurs qui viennent d’un peu partout en France et sont fidèles ». Selon elle, la clé du succès c’est aussi « l’aspect intimiste du salon. Les gens s’y rencontrent vraiment, peuvent longuement parler avec les galeristes ou les artistes ». Le médium, par ailleurs, est abordable et permet à des primo-collectionneurs d’y réaliser leur premier achat.

Sébastien Peyret, qui fait partie du conseil d'administration de la foire Art-o-rama, se veut lui aussi optimiste : « ''Arto" gagne en visibilité, il y a de plus en plus de monde chaque année, et, nouveauté, on y voit des familles avec poussette, des Marseillais. C'est le lieu idéal pour commencer une collection. » Avec des amis, il a lancé en 2012 Lumière, un groupe de collectionneurs achetant en commun des pièces au prix élevé (par Ivan Argote, Liz Magor, Michael E. Smith…), qu'ils faisaient tourner par roulements d'environ un an. Un projet qui s'est révélé lourd à gérer, et a rapidement pris la forme d'une structure de production d'expositions que Sébastien Peyret surnomme ironiquement « collectors space », installée d'abord à Atlantis, rue du Chevalier Roze, et depuis 2020 à la Rose, dans les quartiers nord. « C'est plus vertueux pour les artistes », estime l'amateur, qui gère le projet avec l'artiste marseillais Wilfrid Almendra, le collectionneur Emilien Chayia et Céline Kopp, ancienne directrice de Triangle-Astérides à Marseille (aujourd'hui à la tête du Magasin de Grenoble). L'an dernier, la jeune artiste Mégane Brauer s'y faisait remarquer par la galeriste Florence Bonnefous, qui l'exposait chez Air de Paris, à Romainville, six mois plus tard. « C'est du mécénat pur, développe Sébastien Peyret. On soutient les projets qui nous intéressent, comme celui du Suisse Alan Schmalz à la rentrée. »

De son côté, Catherine Bastide a abandonné son métier de galeriste, qu'elle exerçait à Bruxelles, pour celui de productrice d'expositions dans « un lieu culturel hybride, adapté à la réalité économique de la ville », la Traverse, où sont invités curateurs et artistes. « À Marseille il n'y a pas de marché comme en Belgique », précise-t-elle. Quelle que soit la galerie, « difficile de tenir longtemps avec une clientèle uniquement régionale, bien qu’elle soit importante pour nous », admet Frédéric Bonnet. Nicolas Veidig-Favarel, qui partage depuis 2019 un espace rue Chapon, à Paris, avec Claire Gastaud, abonde : « Le marché reste timide à Marseille. Il y a un pool de collectionneurs et l’apparition d’une nouvelle génération d’acteurs et actrices dans le marché de l’art, y compris issus des artist-run spaces. Mais la France est un pays tellement centralisé qu’il est encore difficile de changer les habitudes afin que Marseille rayonne pleinement sur le marché. » 

Le cas Art-o-rama

Qu'est-ce qui fait donc le succès d'Art-o-rama, le salon qui depuis 2007 marque chaque année la fin de l'été ? Même l'édition 2021, encore en plein Covid, a été bien suivie, après l'annulation de 2020. « Pour cette année on a beaucoup de demandes de renseignements de la part des collectionneurs », affirment son directeur Jé­rôme Pan­ta­lacci, et Vé­ro­nique Col­lard Bovy, di­rec­trice gé­né­rale de Fræme, la structure qui produit le salon. Si les galeries, la plupart très jeunes, n'y font pas forcément le plein, Art-o-rama est pour le petit monde de l'art, en particulier français – marchands, collectionneurs, artistes, curateurs et critiques – l'occasion de se retrouver dans un contexte encore estival, mais aussi de faire des projets. Avec l'afflux de jeunes artistes de toutes nationalités et la prolifération de nouveaux lieux associatifs, Marseille est devenue une destination incontournable pour saisir l'air du temps de l'art actuel – comme le montre l'exposition « Murmurations » organisée par Fræme à la Friche Belle de Mai.

« Pour les galeries, il y a un côté événementiel, pop-up, que nous travaillons à transformer en dynamique à long terme », poursuit le duo, qui salue le travail de galeries comme Double V, qui a réussi à fidéliser des collectionneurs. La difficulté : à Marseille on produit beaucoup, mais on vend peu. Comment une foire peut-elle saisir la subtilité d'une scène jeune et très attachée à son indépendance ? « Il faut déconstruire les frontières », soutient Vé­ro­nique Col­lard Bovy, citant l'exemple de Voiture 14, artist-run space qui vend des œuvres dans une logique non-lucrative. Pendant Art-o-rama, ou dans la foulée, les ventes se font aussi en direct. Prosélyte, la foire a mis en place un cercle de mécènes, organise des visites dans les ateliers, dans une démarche de pédagogie. Une logique territoriale se met aussi en place avec Arles, ses fondations et les fortunes qui s'y installent. La région et la ville apportent d'ailleurs leur soutien, en compensant le coût des stands, tandis que sont exposés les étudiants des écoles d'art alentour. Et le dialogue se fait plus avec l'étranger qu'avec Paris : cette année 80 % des galeries exposant à Art-o-rama ne sont pas françaises, comme LambdaLambdaLambda de Pristina (Kosovo), qui participe depuis plusieurs années et a été sélectionnée pour Paris + par Art Basel. Complexés, les Marseillais ?

Sébastien Peyret, collectioneur.
Sébastien Peyret, collectioneur.
DR.
Pareidolie à Marseille, édiion 2021.
Pareidolie à Marseille, édiion 2021.
© Jean-Christophe Lett.
Chloé Rozy Sapelkine, « Room of purification and intense feeling of extasy ». Sissi Club, Marseille.
Chloé Rozy Sapelkine, « Room of purification and intense feeling of extasy ». Sissi Club, Marseille.


Photo Zoe Chauvet.

Vue de « Shout, Sister, Shout!»,  exposition personnelle de Mégane Brauer, La Rose, Marseille, 2021. Mégane Brauer, «  La fin de nous » , 2021.
Vue de « Shout, Sister, Shout!», exposition personnelle de Mégane Brauer, La Rose, Marseille, 2021. Mégane Brauer, « La fin de nous » , 2021.
Courtesy de l’artiste. Photo Jean-Christophe Lett
Vue de « Shout, Sister, Shout! » exposition personnelle de Mégane Brauer, La Rose, Marseille, 2021. Mégane Brauer, « Mordre et tenir, chapitre 2, Phénotipe» , 2021.
Vue de « Shout, Sister, Shout! » exposition personnelle de Mégane Brauer, La Rose, Marseille, 2021. Mégane Brauer, « Mordre et tenir, chapitre 2, Phénotipe» , 2021.
Courtesy de l’artiste. Photo Jean-Christophe Lett
Wilfrid Almendra, « So Much Depends Upon a Red Wheel Barrow » details 2020. Curated by: Cédric Fauq du 27 août au 28 novembre 2020. Manifesta 13 / Les Parallèles du Sud programme.
Wilfrid Almendra, « So Much Depends Upon a Red Wheel Barrow » details 2020. Curated by: Cédric Fauq du 27 août au 28 novembre 2020. Manifesta 13 / Les Parallèles du Sud programme.



© Aurelien Mole 2020.

Vue d'exposition « Familha e Amista » jusqu'au 1er octobre 2022.
Vue d'exposition « Familha e Amista » jusqu'au 1er octobre 2022.
Courtesy Double V Gallery/© Jean-Christophe Lett.
Vue d’exposition, galerie In Situ Fabienne Leclerc, Art-o-rama 2021,
Vue d’exposition, galerie In Situ Fabienne Leclerc, Art-o-rama 2021,
© Margot Montigny.
Vue d’exposition, Art-o-rama 2021.
Vue d’exposition, Art-o-rama 2021.
© Margot Montigny.
Pareidolie à Marseille, édiion 2021.
Pareidolie à Marseille, édiion 2021.
© Jean-Christophe Lett.

Article issu de l'édition N°2437