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NFT : les musées peuvent-ils spéculer ? 

NFT : les musées peuvent-ils spéculer ? 
Le « Tondo Don » i de Michel-Ange est conservé aux Offices, à Florence.
Photo Alamy / hemis.fr.

Outils de communication, les NFT semblent être aussi une source innovante de financement pour les musées. Mais est-ce sans risque ?

Qu’attendent les musées français pour se mettre aux NFT ? La question brûle toutes les lèvres à l’heure où plusieurs grandes institutions muséales se sont déjà engouffrées dans la brèche avec un argument de poids : l’urgence de renflouer les caisses après la crise du Covid. En tête, la Galerie des Offices de Florence qui dès mai 2021 vendait un clone numérique du Tondo Doni de Michel-Ange pour 140 000 euros [dont elle ne toucha que la moitié, soit 70 000 euros, l'autre étant dûe à la plateforme Cinello, ndlr]. Suivie par le musée de l’Ermitage animant des enchères en cryptomonnaie via la plateforme Binance NFT, pour cinq doubles numériques de ses chefs-d’œuvre cédés pour plus de 440 000 dollars, ou, en février dernier, le Palais du Belvédère de Vienne fractionnant le Baiser de Klimt en 10 000 portions de NFT dont 2400 ont été vendues pour plus de 4 millions d’euros le jour de la Saint-Valentin ! Les expérimentations s’affinent ainsi que la terminologie, telles les « lithographies numériques en éditions limitées », évoquant des multiples. Mais pour l’instant, les institutions françaises se méfient de l’image sulfureuse de ce petit jeton numérique qui fait fluctuer le marché de l’art à sa guise. Le Louvre indique qu’il « réfléchit, comme bien d’autres institutions muséales, à la manière dont les NFT peuvent prendre part à la vie des collections ». En attendant les recommandations du ministère de la Culture, prévues ce mois de juin et confiées à l’analyse éthico-juridique de l’avocat Jean Martin, missionné en novembre dernier par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. 

Les arguments avancés aujourd'hui : le rajeunissement de l’image du musée et la levée de fonds, proche d’une démarche de mécénat, bien que l’aspect purement philanthropique manque à l’appel. Néanmoins, le soutien financier est réel – comme la vague des crowdfundings –, l’argent récolté pouvant être destiné à la restauration ou à l’acquisition d’œuvres. « Je pense qu’on est en train de vivre une période historique de l’histoire de l’art, explique Jean-Sébastien Beaucamps, co-fondateur de LaCollection, start-up créée en janvier 2021. À travers leurs achats de NFT, de nouveaux collectionneurs soutiennent les musées. On est en train d’imaginer des contreparties pour créer des ponts entre mondes virtuel et physique. Et nous pensons notre plateforme avec une approche curatoriale et non purement transactionnelle. » LaCollection, déjà associée au British Museum, est à l’origine des 24 NFT en édition limitée du Leopold Museum, qui permettront de financer l’acquisition par le musée de tout ou partie d’un rare tableau de jeunesse d’Egon Schiele redécouvert récemment dans une collection viennoise, et dont le prix n'a pas été communiqué. « La cible est plus jeune, plus internationale. Les collectionneurs de NFT ont en moyenne moins de 40 ans », ajoute le spécialiste de la blockchain, soulignant que dans ce secteur technologique, la France possède trois licornes – Sorare, Sandbox et Ledger –, dont les fondateurs sont à son capital. Impossible néanmoins de connaître la commission sur ces opérations dont l’esprit reprend celui des contrats de licence. 

Dérives spéculatives ?

« Les musées deviennent acteurs du marché, en créant des produits faciles à vendre. En s’éloignant peut-être de leurs missions premières, ils risquent aussi de pâtir de la volatilité de leur cours. Il n’est pas certain que tous les NFT émis trouvent preneurs et, lorsque l’émission est un succès, l’expérience étrangère montre que le NFT est rapidement revendu avec une plus-value importante qui ne profite qu’au spéculateur », alerte Géraldine Goffaux-Callebaut, professeure de droit privé et co-directrice du master Marché de l’art à l’École du Louvre, précisant qu’aucun cadre juridique n’encadre pour l’instant le NFT dont la volatilité est difficile à borner. 

En un mois, la fondation Vasarely, première institution privée française d’utilité publique à s’y aventurer, en a d’ailleurs fait les frais. Très satisfaite de ses premières ventes de NFT (qui visent à soutenir la restauration des intégrations architecturales du maître de l’Op Art), elle a vu les prix fluctuer de 600 à 400 euros. « Nous avons fait le maximum pour réduire ce risque en fixant un palier ne pouvant être dépassé, et nous avons créé notre propre plateforme de vente pour ne pas être dépendants, en ayant recours à Polygone, la solution la plus éco-friendly sur la blockchain », explique Ugo Vasarely, responsable des opérations à la fondation. Sujet sensible en effet, car « d’un point de vue environnemental, les émissions de NFT ne sont pas neutres », abonde Géraldine Goffaux-Callebaut. Quant à la plus-value possible sur les reventes, comme dans tous les cas évoqués, elle profitera à l’institution et à la plateforme émettrice le cas échéant sous la forme d’un pourcentage, à l’instar d’un droit de suite.

Autre méthode de financement innovante, celle de la « tokénisation ». Le musée royal des Beaux-Arts d’Anvers est le premier en Europe à s’y essayer avec le concours de la plateforme belge Rubey pour l’acquisition sous forme d’actifs numériques ou « Art Security Token » (qui ne sont pas des NFT et revêtent la même nature juridique que des actions) de parts virtuelles du Carnaval de Binche de James Ensor. Dans ce cas, chaque acquéreur devient copropriétaire et accepte que l’œuvre soit accrochée dans le musée (dès sa réouverture le 24 septembre), alors uniquement dépositaire, sous la forme d’un prêt à long terme de dix ans. 

Néanmoins, « les musées français ont raison de prendre leur temps sur ces questions », appuie Géraldine Goffaux-Callebaut, rappelant le principe absolu d’inaliénabilité des collections publiques et le respect des droits moraux afférents aux œuvres. Ces nouveaux outils pourront-ils à terme influer sur le législateur ?

Image artèQ.
Egon Schiele, « Jeune fille allongée avec un nœud dans les cheveux » , 1918, 27,7 x 40,9 cm.
Egon Schiele, « Jeune fille allongée avec un nœud dans les cheveux » , 1918, 27,7 x 40,9 cm.
© Leopold Museum, Vienne/ Photo Manfred Thumberger.
Jean-Sebastien Beaucamps, co-fondateur de LaCollection.
Jean-Sebastien Beaucamps, co-fondateur de LaCollection.
DR.
Géraldine Goffaux-Callebaut, professeure de droit privé et co-directrice du Master Marché de l'art à l'École du Louvre.
Géraldine Goffaux-Callebaut, professeure de droit privé et co-directrice du Master Marché de l'art à l'École du Louvre.
DR.
James Ensor, « Carnaval de Binche » au musée des Beaux arts d'Anvers.
James Ensor, « Carnaval de Binche » au musée des Beaux arts d'Anvers.
© Rubey.
Victor Vasarely, « ZETT », NFT TIER 1, 1966-1975, 528 x 528.
Victor Vasarely, « ZETT », NFT TIER 1, 1966-1975, 528 x 528.
© Fondation Vasarely.
Victor Vasarely, « OUR-M.C. », NFT TIER 2, 1965-1975,  624 x 576.
Victor Vasarely, « OUR-M.C. », NFT TIER 2, 1965-1975, 624 x 576.
© Fondation Vasarely.
Victor Vasarely, « TLINKO. », NFT TIER 2, 1966-1975,   566 x 566.
Victor Vasarely, « TLINKO. », NFT TIER 2, 1966-1975, 566 x 566.
©Fondation Vasarely.

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Article issu de l'édition N°2413