Foire de tous les superlatifs, Design Miami/Basel s’offre une double exclusivité cette année. C’est la première fois que le design ukrainien y est représenté et c’est aussi la première fois que la foire expose un pays en guerre. Et pourtant, tout avait commencé avant le conflit, lorsque la designer Victoria Yakusha, fondatrice de l’éditeur-galerie ukrainienne Faina, avait envoyé sa candidature à la foire. « Nous recevons toute l’année des demandes de la part d’acteurs du design du monde entier. Lorsque nous avons étudié début janvier le projet de Faina qui parlait de connexion avec "mère nature", nous avons eu l’intuition qu’elle entrait tout à fait en résonance avec "Golden Age", notre thématique de juin, se souvient Maria Cristina Didero, qui vient tout juste d’être nommée à la tête de Design Miami/Basel. Bien sûr, ce concept d’âge d’or n’est pas à prendre au sens littéral mais plutôt comme un vœu, une piste pour raconter des histoires. Nous avons alors validé avec enthousiasme la participation de Faina à notre exposition "Curio exhibitors" dédiée au design expérimental. »
Sentir la terre
Faina est la partie immergée de l’iceberg « design ukrainien », qui est né au cours de la révolution de 2014. Depuis lors, une génération de designers revisitant des techniques ancestrales, comme la céramique, et exportant dans le monde entier ses objets et meubles s’est fait une place sur la scène internationale du design : Victoria Yakusha, fondatrice de Faina, les céramistes Olga Sabko ou Danuta Kril, le collectif Gorn Ceramics, les architectes d’intérieurs Yova Yager ou Sivak Partners, les designers industriels Noom Studio et PlusKouple…
« On sent qu’on peut apporter quelque chose de nouveau au monde du design. Ce qui fait notre singularité, c’est notre capacité à sentir la terre, nos traditions, nos ancêtres et transformer cette histoire en design contemporain, sensuel, naïf et expérimental, basé sur des matériaux naturels », décrypte Victoria Yakusha depuis Anvers, où elle vit depuis décembre dernier et a ouvert une galerie. Un background qui a servi de socle au projet proposé à Design Miami/Basel. Jusqu’à ce que la guerre éclate le 24 février dernier. « Je ne pouvais pas rester silencieuse face à l’invasion russe, raconte la galeriste. J’ai alors modifié le concept de ma proposition et j’ai imaginé Stepping on ukrainian soil, une tapisserie de 2,5 mètres tissée à la main, accompagnée d’une série de meubles primitifs d’inspiration animiste. Notre sol nous donne de la force, il révèle notre propre essence. Lorsque la Russie a envahi le pays, je n'étais pas en Ukraine. Je suis retournée en Ukraine pour apporter de l'aide, mais aussi simplement pour poser physiquement le pied sur notre terre, pour la sentir. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut traduire en mots. »
Faute de mots, Victoria Yakusha a traduit cette pensée en tapisserie. Selon la designer, son œuvre Zemlia (terre en ukrainien), dont la texture incarne la riche terre ukrainienne de couleur noire et les longs fils dégoulinants jusqu’au sol, semblables à des ombilics, représente le lien primitif qui unit chaque Ukrainien à son sol. « La terre étant à la fois source de vie, de force et base de la mémoire collective, j’ai voulu entrelacer ces notions dans un dessin géant, tissé en laine selon la méthode du "lizhnykarstvo", une technique aujourd'hui en voie d'extinction qui se transmet de mère en fille dans les Carpates, en Ukraine », poursuit-elle. Une tapisserie complétée par une série de créatures imaginaires fabriquées à partir d'un matériau vivant et durable : le « ztista », développé par Faina. Des animaux fictifs qui apparaissent sous la forme de bancs et de tabourets, sculptés à la main par des artisans ukrainiens, une véritable gageure en ces temps de guerre.
Faire entendre la voix de l'Ukraine
« Nos sites de production continuent à tourner dans la partie ouest de l’Ukraine même s’il est compliqué de continuer à produire dans ces conditions…, poursuit Victoria Yakusha. Et en même temps, c’est important pour nos artisans de poursuivre leur activité, de travailler pour penser à autre chose qu’à la guerre et pour soutenir notre économie qui en a bien besoin. En mars, tout cela était impossible, mais depuis avril nous nous réorganisons pour faire entendre la voix de l’Ukraine. »
Une exposition qui se veut désormais symbolique pour Maria Cristina Didero. « Bien sûr, la vocation de Design Miami/Basel est de promouvoir les icônes du design, vintages ou contemporaines, mais il est aussi important que nous soyons en contact avec l’actualité et que nous demeurions une plateforme de créativité, que nous accueillions des designers expérimentaux qui font avancer les choses et parlent du monde », conclut la curatrice, persuadée que Faina fait assurément partie de la jeune garde du design international sur laquelle il faut désormais compter.