Le 25 février, dès le lendemain de l'invasion de l'Ukraine par les forces russes, Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, l'annonçait : l'exposition « Matisse by Matisse », qui devait voir 280 œuvres du musée Matisse, au Cateau-Cambrésis, partir fin mars pour l'Ullens Center for Contemporary Arts (UCCA) de Pékin, puis celui de Shanghai, n'aurait pas lieu. « Ce n'est pas contre la Chine, c'est simplement, qu'aujourd'hui, je dois préserver le patrimoine français. On ne sait pas où ce conflit s'arrêtera, précisait l'élu à l'AFP, ajoutant : Compte tenu du climat géopolitique et de la proximité entre la Chine et la Russie, je ne peux pas prendre le risque. » Si les raisons patrimoniales semblent évidentes, la condamnation de la politique chinoise – en l'occurrence, l'implication de la Chine dans la guerre sans merci du régime de Vladimir Poutine contre l'Ukraine – est un tabou dans le milieu des institutions culturelles françaises (musée Rodin, Fondation Cartier, Centre Pompidou, Paris Musées, Rencontres d'Arles…), qui depuis une vingtaine d'années multiplient les collaborations rémunératrices avec la dictature asiatique.
À quelques exceptions près, comme comme le musée d'histoire de Nantes, dont le directeur Bertrand Guillet annulait en 2019 une exposition consacrée à Gengis Khan, que les autorités chinoises souhaitaient censurer. Cette année, il aura fallu que ce soit un homme politique (situé à droite), et non une personnalité de la culture, qui se prononce clairement contre la collaboration d'un musée français avec la Chine. Patrice Deparpe, directeur du musée Matisse et commissaire de l'exposition qui devait montrer l'influence de Matisse sur les peintres chinois, a déclaré quant à lui dans un communiqué que « le partenariat culturel établi entre le département du Nord et les établissements chinois [était] interrompu jusqu’à nouvel ordre », ajoutant qu'un report n'était pas exclu. Et pour cause : le « prêt » des Matisse a été négocié contre un paiement de 300 000 euros, qui devrait notamment aider à financer les travaux d'extension de l'aile abritant les œuvres. Aussi semblait-il nécessaire d'apaiser la diplomatie chinoise (l'UCCA est un musée privé, mais tout passe par le filtre des autorités, comme l'ont montré de nombreux cas de censure) après la déclaration de Christian Poiret.
Blocages en chaîne
Depuis le mois de février, un autre facteur est venu se mêler à la complexité des partenariats des musées avec la Chine : la recrudescence des cas de Covid. Dans une stratégie inflexible de « Zéro Covid », le gouvernement de Xi Jinping a mis en place un confinement extrêmement sévère dans une quarantaine de villes du pays, en particulier à Shanghai, où des millions de personnes sont littéralement enfermées et affamées, et probablement bientôt à Pékin. Impossible dans ces conditions d'envoyer des convoyeurs d'œuvres vers la Chine, qui impose par ailleurs des quarantaines « pour une période indéfinie » avec blocage des passeports, précise le site de l'ambassade de France en Chine, tandis que de nombreux vols sont annulés. Quoi qu'il en soit, la situation est verrouillée : la guerre en Ukraine a fait flamber les prix des transports d'œuvres entre l'Europe et l'Asie, y compris par bateau. Un effet de dominos dû à la hausse des prix du pétrole, l'augmentation des tarifs d'assurance et l'impossibilité de survoler l'espace aérien russe.
C'est dans ces conditions que le château de Versailles a lui aussi décidé de reporter une nouvelle fois l'exposition « La Chine et Versailles » à la Cité interdite de Pékin. Prévue d'abord pour 2020, puis 2021 et l'été 2022, elle ne devrait pas avoir lieu avant 2023… Communiqué officiel de l'établissement public : « La situation sanitaire en Chine nous contraint une nouvelle fois à reporter l’exposition ». Versailles en est déjà à son troisième projet avec les autorités chinoises : en 2004, une exposition croisant les destins de l'empereur Kangxi et de son exact contemporain Louis XIV était organisée à la Cité interdite, avant « La Chine à Versailles » en 2014 au palais des rois de France, à l'occasion du cinquantenaire de la reconnaissance de la République populaire de Chine par le général de Gaulle. En mars dernier, il était décidé que les 130 œuvres de cette nouvelle exposition resteraient en France. Soit quelques semaines après l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Depuis, la Chine a voté contre l'ouverture d'une enquête par l'ONU sur d'éventuels crimes de guerre russes et s'abstient de condamner l'agression. Alors que le sort des musulmans ouïghours et kazakhs persécutés depuis vingt ans par la République populaire a peu ébranlé les relations franco-chinoises, la position ambiguë vis-à-vis du conflit provoque des tensions avec les pays européens soudés derrière l'Ukraine. L'exposition des chefs-d'œuvre versaillais – projet annoncé dès 2019 par les présidents Emmanuel Macron et Xi Jinping réunis à Pékin pour l'inauguration du Centre Pompidou West Bund à Shanghai – en pâtirait-elle ? La présidente de Versailles, Catherine Pégard, dément : « Le report est dû à la pandémie, cela n'a aucun lien avec l'Ukraine. Nous n'avons pas été informés d'un quelconque freinage de la part de l'État ».
Quand tout le reste s'effrite
Un projet de musée à Shanghai, issu d'une collaboration entre la Fondation Giacometti et le musée Picasso de Paris, devait quant à lui voir le jour en 2021. Il est lui aussi en stand-by. Des œuvres issues des collections respectives des deux institutions parisiennes devaient y être présentées par roulements de cinq ans. Contactés, ni la Fondation ni le musée n'ont répondu à nos demandes d'entretien. « S’il y a un domaine qui peut tenir quand tout le reste s’effrite, c’est la culture », déclarait en 2020 au Monde Catherine Grenier, directrice de Giacometti, reprenant le mantra de la stratégie d'un soft power dont on voit aujourd'hui les limites. À Versailles, Catherine Pégard soupire : « Nos équipes et celles de la Cité interdite sont restées en contact permanent depuis trois ans. Tout est prêt, même le catalogue… ». En attendant, la verseuse chinoise en argent offerte par les ambassadeurs du Siam à Louis XIV en 1686, les vases de Sèvres à fond lilas et les panneaux de laques « d'Extrême-Orient » devraient rester encore un moment abrités sous les lambris versaillais.