Outre le grand froid qui va s’abattre sur les relations culturelles avec la Russie (expositions, tournées, festivals, édition, etc.) et, par ricochet le reste du monde – le département du Nord vient d’annoncer qu’il refusait dans les circonstances actuelles le prêt de 280 œuvres de Matisse à l’UCCA de Pékin – c’est la situation des artistes en Ukraine qui monopolise l’attention. Ceux-ci s’y connaissaient déjà en matière de guerre : celle, larvée, qui sévit à l’est depuis 2014, a nourri leur création. Dans les centres d’art indépendants, comme Izolyatsia, la tension, la violence, la douleur d’avoir perdu des proches imprègnent toiles et vidéos de la jeune garde. Mais évidemment rien de commun avec la brutalité de l’invasion russe du 24 février...
Sous les bombes
S’ils étaient surtout des observateurs, les artistes sont donc devenus acteurs, volontairement ou malgré eux. Certains ont pu rejoindre l’Ouest, Bruxelles, Paris, la Pologne… La plupart sont en Ukraine, cachés dans les caves ou prêts à prendre les armes. Pavlo Makov, qui doit représenter l’Ukraine à la Biennale de Venise (laquelle maintient pour l’instant la présence du pavillon russe), a annoncé avec ses commissaires (Lizaveta German, Maira Lanko, Borys Filonenko) que les préparatifs de son installation étaient suspendus. Aux dernières informations, il était toujours à Kharkiv, deuxième ville du pays, que les troupes russes ont investie hier. Face aux bombardements, les artistes ont continué de produire. Alevtina Kakhidze, actuellement à 25 km de Kiev, avait prévu d’aller à un vernissage ce jeudi. Elle qui a vécu aux Pays-Bas en 2004-2005, enseigné à Rennes en 2015 et 2018, et qui avait actuellement des projets à Lviv ou en Estonie, a tenu un journal graphique pendant la montée des périls du mois de février. L’humour noir y maquille l’attente anxieuse puis le déluge de feu. « J’ai reçu des invitations de nombreux pays – Autriche, Portugal, Suisse – mais je n’ai pas l’intention de quitter l'Ukraine. C’est évidemment une escalade extrême mais nous vivons depuis 8 ans dans une situation instable, turbulente. Il y a eu Maidan à l’automne 2013 avec la répression violente des forces de l’ordre puis l’occupation du Donbass. Ma mère vivait là-bas, sous le feu, et est morte en 2019 au check-point… » Si son site personnel est désormais inaccessible, elle explique que la communauté d’artistes tente de rester en contact par messagerie. « Nous essayons de créer une stratégie commune pour collecter de l’argent à l’étranger et le faire parvenir à ceux qui en ont besoin ici. Nous avons eu un Zoom avant-hier, nous conservons beaucoup d’amis dans la communauté artistique en Russie. Mais il est clair qu’il est impossible de coexister avec les envahisseurs, avec ce poison totalitaire, qui représente une société différente de celle en laquelle nous croyons. »
Nier la culture ukrainienne
Nadia Kaabi-Linke, mi-ukrainienne mi-tunisienne, à Berlin depuis 2006, devait inaugurer le 4 mars au Musée national d’histoire de l’Ukraine une exposition, reportée sine die. « Elle est particulièrement chère à mon cœur puisqu'elle se concentrait sur la vie d'artistes et de personnes dont la mémoire a été rayée de l'histoire par le régime soviétique tout en apportant un autre type de conscience et de sensibilité à la communauté des malvoyants. Avec mon équipe, nous avons mené des recherches sur des œuvres d'art confisquées par le KGB et rassemblées dans le spezfonds, une archive secrète comprenant des œuvres censurées pour des raisons politiques. Plus tard, nous avons partagé nos découvertes avec des malvoyants. Tout en jouant le rôle de guides et de médiateurs, ils devaient rapprocher les visiteurs de certains 'angles morts' de l'histoire de l'art ukrainien. » L’installation, soutenue par le Goethe Institute, était presque achevée, l’artiste s’étant encore rendue sur place il y a un mois. Depuis, le musée ne répondait quasiment plus, occupé à sécuriser les œuvres face à une possible invasion. « Mes plans à court terme étaient de m’installer à Kiev, d’y acheter mon atelier. Quand vous êtes loin, cela renforce les liens avec votre pays, qui est fantasmé. On verra comment cela évoluera avec cette tragédie. Derrière la violence de l’invasion militaire, il y a un objet insidieux : faire croire qu’il n’y a pas de culture ukrainienne. La propagande russe s’est bien imposée, il n’y a pas un mot dans les livres d’histoire sur le fait que Gogol était ukrainien, que Répine était de Kharkoiv, que les avant-gardes du XXe siècle que l’on qualifie systématiquement de russes ne le sont pas toujours. Malévitch était de Kiev et l’on retrouve dans sa peinture l’imaginaire ukrainien des vêtements, des villages aux formes très simples. » Le but de l’exposition était d’ouvrir le débat sur cette forme de colonialisme russe mais il devra attendre, mis entre parenthèses comme toute l’activité culturelle…
Mobilisation en France...
En France, le milieu de l’art contemporain tente de s’organiser : plusieurs groupes de soutien ont été mis en place jeudi. Composés de galeristes, artistes, curateurs et collectionneurs, ils mobilisent les réseaux et tentent de joindre les professionnels du secteur culturel demeurés sur place. « Nous devons répondre à cette situation d’urgence à plusieurs niveaux, nous dit Théo-Mario Coppola, coordinateur de l'un d'eux. Il faut garder le contact avec les personnes sur place et préparer des actions de soutien depuis la France et d’autres pays ». Le but : aider celles et ceux qui souhaitent quitter l’Ukraine (les hommes de 18 à 60 ans ont cependant désormais interdiction formelle de quitter le pays) et apporter le soutien (financier et psychologique notamment) le plus approprié à ceux qui veulent rester. Pour le moment, ils tentent de mettre en place une liste d'artistes ou travailleurs de la culture restés sur place grâce à ce que Théo-Mario Coppola appelle « des personnes référentes » chargées de rassembler le plus d'informations possible. À terme, ces groupes veulent mettre en place une aide financière : « Nous l’avons déjà fait ponctuellement pour une personne qui voulait quitter Kiev », poursuit l’un des membres du groupe de soutien. Ventes d’œuvres, collectes… Réfléchissant aux modalités de ce soutien économique, ils sont en contact régulier avec le ministère de la Culture. À titre d'exemple, la galerie germanopratine DA-END a mis en place une cagnotte pour venir en aide au jeune artiste Nikolay Tolmachev contraint de fuir jeudi 24 février et propose l’acquisition d'une de ses œuvres pour financer les déplacements du peintre vers l’Ouest. En Estonie, l’Estonian Academy of Arts a publié un communiqué affirmant que les étudiants et Ukrainiens peuvent désormais étudier y gratuitement les beaux-arts, le design et l’architecture jusqu’à ce que la situation dans leur pays se stabilise. La Biennale internationale d'art contemporain de Riga a annoncé suspendre sa préparation de l'exposition « Exercice dans le respect » afin « d'orienter nos ressources et les efforts de l'équipe pour aider les victimes du conflit, ceux qui ont perdu leur maison, ceux qui ont été forcés de fuir ». Et la biennale d'affirmer : « Nous fournirons un soutien en Lettonie, y compris des conseils juridiques. »
... et à l'international
Côté institutions, le Conseil international des Musées (ICOM) a rapidement pris position et « condamne fermement cette violation de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de l'Ukraine ». L'organisation a pointé les « risques encourus par les professionnels des musées ainsi que par les menaces qui pèsent sur le patrimoine culturel en raison de ce conflit armé » et rappelé que les deux pays, en tant qu'États parties de la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé et de son premier protocole, se doivent de respecter leurs obligations légales internationales en matière de protection du patrimoine. Comme l'ICOM, le CIMAM (International Committee for Museums and Collections of Modern Art) a souligné « la responsabilité de la communauté internationale dans la protection du patrimoine culturel en temps de conflit » et rappelé « à nos collègues ukrainiens les ressources de l'ICOM et de l'UNESCO mises à leur disposition pour soutenir leur travail en ce moment de crise ». À Athènes, l'établissement à but non-lucratif State Of Concept affirme qu'il est en mesure de rédiger des lettres d'invitation officielles pour les artistes et curateurs résidants en Ukraine tandis que l'institution Artists at Risk affiche sur son site les ressources d'urgence pour les artistes et travailleurs culturels. Si en Russie, la population est profondément divisée sur les « opérations militaires » menées par Vladimir Poutine, de nombreux Russes ont affirmé leur désaccord avec la guerre en se rassemblant spontanément dans plus de 40 villes du pays. Largement réprimées, ces manifestations auraient été jugées « illégales » par le ministère de l'Intérieur et ont abouti à de très nombreuses arrestations. Quelques institutions culturelles ont pris position : c'est le cas du Garage Museum of Contemporary Art (dont le site est désormais indisponible), à Moscou. Sur Instagram, le musée privé a posté une story expliquant qu'il n'était pas possible aux équipes du musée de continuer de travailler sur leurs projets d'exposition tant que « la tragédie humaine et politique en cours en Ukraine n'aurait pas cessé » en rappelant également que « le Garage Museum a toujours été une institution internationale ouverte aux voix plurielles ».