Kubra Khademi était là, assise sur une chaise au centre de la salle d’exposition. Elle a attendu que le public rentre et la regarde pour commencer, pour se donner la première gifle, puis la deuxième, la troisième, la quatrième. Des gifles elle s’en est assenées, pendant 45 minutes, jusqu’à ce que son corps lâche. Les personnes présentes ont préféré quitter la salle plutôt que de supporter la violence à laquelle iels étaient confronté.es. Il est parfois plus simple de détourner le regard face aux oeuvres de Kubra. Mais l’artiste insiste, elle utilise la puissance des images pour représenter ce que nul n’a le courage de porter à ses yeux. En l’occurrence, pour cette performance qu’elle a appelée Slapping, les violences domestiques.
Si Kubra se saisit ainsi de la violence, c’est parce qu’elle a été son lot de tous les jours dans le pays qui l’a vue naître, l’Afghanistan. La première fois qu’elle dessine, c’est à 5 ans. Kubra vit alors en Iran où sa famille est réfugiée et sa mère l’emmène au hammam. Kubra découvre ce huis clos humide où les femmes, nues, exclusivement entre elles, se libèrent. Ici, les langues se délient, on use de créativité et façonne des métaphores pour parler d’amour et de sexualité. Kubra est fascinée. Alors une fois chez elle, elle dessine ces corps, ces courbes et ces sexes. L’esquisse terminée, elle la cache immédiatement sous le tapis. Quand sa mère la découvre, elle accueille sa fille à coups de fils électriques. Pour la protéger, il fallait lui apprendre la violence qui déjà l’attendait. Et les coups d’une mère seraient certainement moins douloureux que ceux des autres.
À 13 ans, Kubra décide de faire une grève de la faim pour ne pas être mariée de force et qu’on comprenne que son destin, son choix, était de devenir artiste. Heureusement pour elle, pour nous, ses parents ont cédé et quelques années plus tard, Kubra rentrait aux Beaux-Arts de Kaboul. Là-bas, elle développe son travail, ses dessins et ses performances. C’est l’une d’entre elles qui va tout faire basculer. En février 2015, alors qu’elle a 25 ans, Kubra Khademi décide de se façonner une armure. Pour cela, elle utilise le métal d’une ancienne gazinière, symbole des espaces où l’on cantonne les femmes, où on les enferme. Elle courbe la matière de sorte que l’on distingue ses formes : ses seins, son ventre et ses fesses. Une fois terminée, Kubra Khademi l’enfile et s’élance dans une des rues les plus peuplées de la capitale afghane. Cette rue est bien connue des habitantes de Kaboul, elles l’évitent pour ne pas avoir à supporter les insultes et agressions des hommes qui s’y trouvent. Mais Kubra n’a pas envie d’être prudente, Kubra préfère être libre. Alors, habillée de son armure, elle marche, elle habite cet espace qu’on a confisqué aux femmes. Un pas après l’autre sans détourner le regard. Sans faire attention aux hommes qui s’amoncellent autour d’elle, aux hommes qui la bousculent, aux hommes qui l’insultent, aux hommes qui lui jettent des pierres. Tout ça a duré à peine 8 minutes. Il n’en fallut pas plus pour que Kubra soit condamnée à mourir. Pendant 28 jours, elle a été contrainte de se cacher, elle a vu les intellectuels et politiques afghans débattre, les internautes l’insulter, son pays tout entier désirer sa mort. La France lui a proposé l’asile, elle l’a accepté. 28 jours après cette performance, elle était dans un avion : direction Paris.
Kubra Khademi était là, assise sur une chaise au centre de la salle d’exposition. Elle a attendu que le public rentre et la regarde pour commencer, pour se donner la première gifle, puis la deuxième, la troisième, la quatrième. Des gifles elle s’en est assenées, pendant 45 minutes, jusqu’à ce que son corps lâche. Le public a quitté la salle. Il est parfois plus simple de détourner le regard face aux œuvres de Kubra. Mais n’avons-nous pas, nous aussi, détourné le regard face à toutes celles qui ont reçu la gifle de trop. Depuis janvier en France, il y a eu Lauréna, Sylvie, Doriane, Daniela, Augustine. Au total, elles sont 86 femmes à avoir été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint ces 9 derniers mois, en France. Elles, non plus, on n’a sans doute préféré ne pas les regarder.
N’en déplaise à celles et ceux qui imaginent que le patriarcat commence là où s’arrêtent les frontières de l’Occident ; Kubra leur répond qu’ici aussi il est bien présent, peut-être moins extrême mais sans doute plus sophistiqué. Les Occidentaux aussi tentent de réduire les potentialités de certains corps afin de mettre en minorité des groupes sociaux entiers. Alors ici aussi les oeuvres de Kubra apportent des réponses. J’irais même jusqu’à dire qu’elles amorcent un changement de paradigme en nous permettant d’envisager nos corps autrement qu’atrophiés.
Dans un monde qui tente de les désarmer, ces corps, de produire des vies sans défense, Kubra représente la violence, pire encore, elle en use pour mieux foutre le chaos. Le travail de Kubra Khademi est obscène ; dans le sens épistémologique du terme. À savoir qu’il renvoie à ce qui ne devrait pas être vu, ce qui devrait être hors de la scène pour des raisons de bienséance.
Son travail – et j’emprunte les mots de la philosophe Elsa Dorlin dans son livre Se défendre : « éclaire des points aveugles, des angles morts, des ressentis occultes. (il) Force l’autre à voir le monde depuis une perspective différente ». Kubra Khademi montre ce que cela fait d’être une femme, elle rend palpable l’oppression. Par une violence exceptionnelle, elle porte à jour la violence ordinaire.
Cette année, Kubra Khademi montrait à la galerie Éric Mouchet cet immense quadriptyque sur lequel s’épanouissent des corps de femmes tels qu’on ne les représentent jamais. Sur ce dessin, les femmes sont armées, elles chient, s’énervent et pensent. Kubra ne concède rien au patriarcat, pas même son image. Au contraire, Kubra expérimente son corps, sa pugnacité, sa résistance mais aussi sa force. Alors qu’on l’a contrainte à être sans défense, elle montre qu’elle est capable de résister aux coups mais aussi d’en donner. Kubra est obscène, Kubra fait peur parce que Kubra est une femme qui a déployé son corps.
À l’heure où j’écris ce texte, Kaboul est entre les mains des talibans, le monde découvre chaque jour de nouvelles images d’Afghans et d’Afghanes tentant de fuir la guerre. Sur les réseaux sociaux, on partage des images de tes œuvres Kubra, toutes et tous nous nous sommes réfugié.es derrière tes gestes, derrière ton corps déployé. Kubra, tu es devenue pour nous, Afghanes comme Françaises, une armure. Merci Kubra.