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Le Nigéria, fer de lance du marché de l'art africain

Le Nigéria, fer de lance du marché de l'art africain
Lagos, Nigéria.
© Reginald Bassey.

Quoique plombé par la récession et l’inflation, le Nigéria est en passe de devenir le plus grand marché de l’art du continent.

Avec 200 millions d’habitants, c’est le pays le plus peuplé d’Afrique. Sévèrement touché par une deuxième récession en cinq ans, le Nigéria se débat avec des problèmes chroniques de gouvernance et de sous-investissement, subit de plein fouet la chute des cours du pétrole liée à la pandémie et jongle entre inflation et chômage. Quand il n’est pas frappé pas des enlèvements d’écoliers par les milices du groupe islamiste Boko Haram. 

Et pourtant ! Le géant africain représente aussi le marché de l’art le plus prometteur du continent. D’après Jean-Philippe Aka, auteur d’un rapport annuel sur le marché de l’art africain, les ventes aux enchères au Nigéria auraient progressé de 60 % de 2014 à 2017. Kavita Chellaram abonde : lorsque cette femme d’affaires indienne a lancé sa maison de vente Arthouse à Lagos en 2008, elle comptait tout juste cinq clients. Aujourd’hui, elle se targue d’un fichier d’environ 200 acheteurs. En 2000, les prix de Ben Enwonwu plafonnaient à 2000 dollars. Dix-neuf ans plus tard, un portrait de femme par ce maître moderne s’adjugeait pour 1,4 million de dollars chez Sotheby’s, un chouïa moins que le record d’1,6 million de dollars établi en 2018 par Bonhams pour le portrait de la princesse Adetutu Tutu Ademiluyi, du même artiste. « Le Nigéria, c’est les États-Unis de l’Afrique, résume la galeriste Cécile Fakhoury, basée à Dakar et Abidjan. Il y a une énergie et une volonté des collectionneurs de s’ouvrir. » Pour autant, si elle sent une grande énergie chez les collectionneurs, c’est au Ghana qu’elle imagine ouvrir un troisième espace à terme, probablement au sein d’un complexe hôtelier en cours de construction.

Lecture classique

Les Nigérians ont beau collectionner depuis les années 1930, ils n’ont pas encore épousé l’évolution des pratiques artistiques, en dépit de manifestations de qualité comme Lagos Photo Festival créé en 2010 ou la Biennale de Lagos. Les élégantes de Victoria Island et les riches hommes d’affaires convoyés en 4x4 veulent de la peinture, de préférence figurative et déco. « C’est plus un marché grandissant qu’un marché établi, admet Ugoma Adegoke, fondatrice de Bloom Art Gallery. L’argent est là, mais le goût est en construction. » Il n’est qu’à voir le musée Shyllon ouvert en 2019 sur le campus de l’université Pan-Atlantic, à l’est de Lagos, à partir de la donation d’un millier d’œuvres du prince et homme d’affaires Yemisi Shyllon. Dans ce bâtiment de 1 200 m2 couleur rouille, les œuvres exposées donnent une lecture classique de l’art nigérian, basée sur la continuité plutôt que la rupture. Pas d’art conceptuel ni de nouveaux médias, mais des pièces très matiéristes.

Aux enchères aussi, si les prix records pleuvent, c’est principalement pour les pionniers de l’art moderne. Mais les lignes bougent aussi comme en témoigne l’envolée des Nigérians de la diaspora comme Njideka Akunyili Crosby, dont les œuvres ont franchi la barre des 3 millions de dollars. Soit plus que n’importe quel artiste nigérian car ses œuvres ne sont pas vendues dans des ventes labellisées « Afrique » mais dans les sessions internationales des grandes maisons de vente. Le Nigeria Art Report rapportait ainsi en 2017 que les sept œuvres de Njideka Akunyili Crosby vendues cette année-là ont totalisé 8,6 millions de dollars, soit près de deux fois plus que le total de celles vendues la même année aux enchères par 140 artistes nigérians. « Comment voulez-vous que les choses changent sans musées, sans bibliothèques, sans une scène de galeries », soupire Ugoma Adegoke. 

Le tournant numérique

Feue la curatrice Bisi Silva s’est pourtant longtemps évertuée d’imposer une jeune garde à travers son centre d’art contemporain fondé en 2007. L’artiste britannique Yinka Shonibare reprend le flambeau, et prévoit de créer deux résidences d’artistes à Lagos et dans une ferme écologique à Ijebu. Élargir le spectre des acheteurs locaux, voilà quatre ans que la consultante Tokini Peterside s’y emploie avec sa foire Art x Lagos. Et malgré des taxes d’environ 27 % frappant les œuvres venues de l’étranger, elle en espère une internationalisation croissante. Si elle a annulé l’édition 2020 en soutien aux manifestations contre la répression policière au Nigéria, la jeune femme compte bien poursuivre la dynamique à l’automne 2021.

Depuis sept ans la galerie Art 21 fondée par Caline Chagoury s’échine aussi à façonner une clientèle locale depuis son magnifique espace de 550 m2 au sein du complexe hôtelier Eko, à Lagos. La pandémie a certes freiné le mouvement, mais n’a pas asséché l’envie d’art de la bourgeoisie locale. D’autant que celle-ci a pris le pli du numérique. La jeune galerie nigériane DADA, basée à Lagos, avait dès son lancement, en 2018, choisi d’opérer uniquement en ligne, sa clientèle étant majoritairement composée de Nigérians de la diaspora. « Beaucoup de nos collectionneurs sont jeunes, dans la trentaine, et sont habitués à acheter de l’art sans voir les œuvres de visu », observe sa directrice Oyinkansola Dada. Alors que la galerie songeait avant la pandémie à s’ancrer dans un espace permanent, elle estime pour l’instant que « cela ne fait plus sens ».

Cécile Fakhoury.
Cécile Fakhoury.
© Issam Zejly.
Ben Enwonwu, Christine, 1971, huile sur toile, 76,3 x 61 cm. Vendue 1 million de livres sterling en 2019 chez Sotheby's Londres.
Ben Enwonwu, Christine, 1971, huile sur toile, 76,3 x 61 cm. Vendue 1 million de livres sterling en 2019 chez Sotheby's Londres.
© Sotheby's.
Oyinkansola Dada, directrice de la galerie DADA.
Oyinkansola Dada, directrice de la galerie DADA.
© DADA Gallery.
Aghogho Otega, Ogaga 2, 2021. Galerie DADA, Lagos.
Aghogho Otega, Ogaga 2, 2021. Galerie DADA, Lagos.
© Aghogho Otega/Courtesty DADA Gallery.
Le musée Shyllon à Lagos.
Le musée Shyllon à Lagos.
© Shyllon Museum.
Ben Enwonwu, Tutu,1974, huile sur toile. Vendue 1,2 million de livres sterling chez Bonhams en 2018.
Ben Enwonwu, Tutu,1974, huile sur toile. Vendue 1,2 million de livres sterling chez Bonhams en 2018.
Courtesy of Bonhams.
Chukwudubem Ukaigwe, Labyrinth 4, 2021. Galerie DADA, Lagos.
Chukwudubem Ukaigwe, Labyrinth 4, 2021. Galerie DADA, Lagos.
© Chukwudubem Ukaigwe/Courtesy DADA Gallery.
Nelson Makamo, Purple Prose, 2018, technique mixte sur toile, 200 x 200 cm. Vue d'exposition sur le stand de la galerie sud-africaine Everard Read lors de la foire ART x Lagos.
Nelson Makamo, Purple Prose, 2018, technique mixte sur toile, 200 x 200 cm. Vue d'exposition sur le stand de la galerie sud-africaine Everard Read lors de la foire ART x Lagos.


Courtesy ART X Lagos.

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